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pas qu’on pensât au grand Corneille, il devait le dire. En réalité, c’est bien à Corneille, comme l’a pensé Voltaire, que ce passage s’applique. La Bruyère appartenait à une génération pour laquelle Corneille avait beaucoup perdu. Il raille quelque part ceux qui « admiraient dans Œdipe les souvenirs de leur jeunesse. » Il était l’ami de Racine et de Boileau ; et dans ce camp-là, on n’était pas tendre pour Corneille. Boileau l’accusait de galimatias double. Fénelon, avec lequel La Bruyère avait beaucoup d’idées littéraires communes, se moque également de l’emphase et de l’obscurité de Corneille; il cite le début de Cinna et rappelle à ce sujet « un mot piquant de M. Despréaux. » Il y a toujours une famille de critiques à laquelle Corneille est antipathique (Vauvenargues, par exemple). Il n’y a donc aucun doute sur le personnage que La Bruyère a eu en vue dans ce passage ironique. Ajoutons seulement que, sensible aux défauts de Corneille, La Bruyère n’était nullement fermé à ses beautés, et que, dans son fameux parallèle, il lui a rendu pleine justice. Il loue « la sublimité de son génie auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu’on ait jamais lus. » Il reconnaît « l’extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre d’ouvrages qu’il a composés. » La Bruyère n’a donc pas méconnu les deux traits essentiels du génie de Corneille : la grandeur d’âme et l’invention. On peut l’excuser d’avoir signalé, même un peu durement, l’un de ses plus grands défauts.

Voici encore deux allusions dont le sens ne peut être l’objet d’aucun doute : « Un homme paraît grossier, lourd, stupide ; il ne sait pas parler ni raconter ce qu’il vient de voir ; s’il se met à écrire, c’est le modèle des bons contes ; il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle pas : ce n’est que légèreté, qu’élégance, que beau naturel et que délicatesse dans ses ouvrages.» Qui ne reconnaît La Fontaine? « Un autre est simple, timide, d’une ennuyeuse conversation ; il prend un mot pour un autre, et il ne juge de la beauté de sa pièce que par l’argent qui lui en revient ; il ne sait pas la réciter, ni lire son écriture. Laissez-le s’élever par la composition ; il n’est pas au-dessous d’Auguste, de Pompée, de Nicomède ; il est roi et un grand roi ; il est politique, il est philosophe. »

Ce contraste si souvent remarqué chez les écrivains entre le génie qui éclate dans leurs ouvrages et leur médiocrité dans le monde et dans la conversation prêtait facilement à la critique, et l’on comprend que La Bruyère ne se soit pas refusé la satisfaction de cette antithèse. Mais la contradiction était-elle aussi grande dans la réalité qu’il nous la peint ici? Il est permis d’en douter. Le génie est intérieur et solitaire ; il n’est libre et tout entier lui-même qu’avec