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Ce passage, dit-on, serait applicable à M. Letourneux ou Letourneur, prieur de Villers-sur-Fère. C’est de cet orateur que Louis XIV disait un jour en parlant à Boileau : « Quel est ce prédicateur qu’on nomme Tourneux? On dit que tout le monde y court; est-il si habile? — Sire, reprit Boileau, Votre Majesté sait que l’on court toujours à la nouveauté. » Le roi le pria d’en dire sérieusement son sentiment. Il répondit : « Quand il monte en chaire, il fait si peur par sa laideur qu’on voudrait l’en faire sortir, et quand il a commencé à parler, on craint qu’il n’en sorte. (Louis Racine.) » Voilà ce que La Bruyère aimait. Voici ce qu’il repousse : « les citations profanes, les froides allusions, le mauvais pathétique, les figures outrées. » C’était, à ce qu’il paraît, la manière de prêcher de l’abbé Boileau ; l’abbé Legendre par le de celui-ci en ces termes dans ses Mémoires : « Ses discours n’étaient qu’un tissu de fleurs ; on n’y trouvait que portraits, antithèses et allusions. » Un autre prédicateur, Anselme, avait les mêmes défauts : « L’un et l’autre, dit Legendre, avaient peu de théologie. » Enfin cet orateur chrétien que La Bruyère et Fénelon demandaient et espéraient, cet orateur, suivant La Bruyère lui-même, serait venu satisfaire ses désirs et justifier ses espérances. « Cet homme, dit-il, que je souhaitais impatiemment et que je ne daignais pas espérer de notre siècle, est enfin venu. Les courtisans, à force de goûter et de connaître les bienséances, lui ont applaudi: ils ont, chose incroyable, abandonné la chapelle du roi pour venir entendre avec le peuple la parole de Dieu annoncée par cet homme apostolique! » Quel était cet homme apostolique? Ici, nous n’avons plus besoin des clefs. La Bruyère le nomme lui-même. Il désigne en note de ce portrait, le nom du père Séraphin, capucin, qui plut fort au roi. En revanche, il ne réussit pas à Paris, comme le dit La Bruyère lui-même : « La cour n’a pas été de l’avis de la ville... Je devais le prévoir. Depuis trente ans, on prête l’oreille aux déclamateurs. » Quelle était donc la vraie valeur de cet orateur, qui avait excité l’enthousiasme de La Bruyère et qui a laissé si peu de nom? Il paraîtrait que notre philosophe s’est ici un peu trop avancé. D’autres témoignages ne sont pas si favorables au père Séraphin, comme le prouve ce passage piquant de l’abbé Legendre : « Du talent, il n’en avait point que celui de crier bien fort et de dire crûment des injures. Prêchant devant le roi, le premier médecin présent, il se demandait à lui-même si Dieu n’a pas dans ce monde des exécuteurs de sa justice : « Qui en doute? s’écria-t-il. — Et qui sont ces exécuteurs? — Ce sont les médecins... Tout Diogène que ce bonhomme était en chaire, il ne l’était nullement à table. C’était un beau dîneur, et lorsqu’il était hors du couvent, il ne voulait manger ni boire que du meilleur.» Le même témoin nous le représente aussi comme très avide. Devant prêcher à Saint-Benoît, il se fit avancer l’argent