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par les yeux d’un proconsul romain ; et les mœurs administratives actuelles offrent plus d’un point de ressemblance avec celles de ces temps reculés.

Si la cathédrale, par l’effort puissant de sa masse, atteste encore la permanence du sentiment religieux, l’esprit du xvie siècle a déposé un peu partout ses bouffonneries et ses arabesques, mélange incomparable de grâce aristocratique et de verve populaire, qui devait passer dans le caractère national. Sons les rayons mouillés de notre ciel, dans la tiédeur exquise d’un été tempéré, les ciselures de la pierre, les rinceaux délicats, les galeries à l’italienne évoquent cette France des Valois, dont nous gardons encore l’empreinte : le plus séduisant des peuples, facile aux émotions, passionné jusqu’à la fureur, narquois jusqu’au scepticisme, simple et encore brutal dans ses impulsions, compliqué dans ses raisonnemens, si particulier enfin, que les artistes italiens eux-mêmes, comme le Primatice, changent de manière en changeant de climat, donnent à leurs figures les formes fuyantes des nymphes de Jean Goujon, et délaissent leurs beautés plantureuses pour les tailles ondoyantes de nos Françaises de race. Du palais, le style descendait à l’habitation privée et jusque dans la boutique. Les pauvres, ne pouvant faire mieux, traçaient autour de leur porte une courbe parfaite. C’est dans les souvenirs du xvie siècle qu’il faut retremper nos libertés provinciales. Les communes jurées du moyen âge sont trop loin de nous : elles dorment dans les vieilles chartes. Les bourgeoisies de la renaissance raisonnent et savent ce qu’elles veulent. Elles ont du bien et du loisir. Elles ne sont pas moins attachées à leurs privilèges qu’à la royauté, qui les a aidées à démolir les nobles et qui ne les a pas encore absorbées. Dans ces petites sociétés, on s’intéresse aux guerres d’Italie, on lit Rabelais et Montaigne ; et en même temps, on forme des unions de marchands, on a sa maison de ville et sa corporation.

Au-dessus d’un portique aux lignes hardies, trois statues sans tête tiennent entre leurs doigts brisés des instrumens de musique. Ces figures sont assez frustes et la pierre en est trop friable. Mais un souffle puissant soulève leur robe déchirée. Elles ont une liberté et une aisance qu’on ne retrouve plus au grand siècle. C’est de l’art de province. Il est éclos sur place, au lieu d’être fabriqué et estampillé par des procédés officiels. Cet édifice était la maison des luthiers. Les petits bourgeois nos ancêtres avaient dépensé, dans ces joyeusetés ingénues, un peu de leur vie surabondante. À cette époque, les corporations fécondaient le travail au lieu de l’emprisonner. Les institutions locales produisaient des fleurs et des fruits. Depuis lors, deux cents ans de despotisme jaloux et quatre-vingts ans de révolution ont coupé, taillé, nivelé ces pousses vigoureuses.