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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

charpentiers et des serruriers ; ceux-ci reconnurent pendant quelques mois, que tous les fils de la bourgeoisie n’étaient pas des fainéans. Après quoi, la paix faite, chacun rentra dans son trou et il ne fut plus question de fraternité. Tout au plus, de loin en loin, les souvenirs de la guerre font encore battre les cœurs. Au service, entre territoriaux, l’ancienne camaraderie reparaît. Dernièrement, dans un grand incendie, la seule présence d’un officier de mobiles, fort aimé de ses hommes, donna un élan incroyable aux ouvriers et disciplina la foule. Mais, dans la vie ordinaire, chacun vit pour soi, et les classes croiraient manquer à leurs principes si elles ne coupaient court à toute sympathie déplacée.

Si l’on peut constater un certain réveil de l’esprit d’association, c’est en bas, dans l’atelier et dans la boutique. Ces gens de peu prennent l’habitude de se divertir et même de s’entr’aider sans nous demander la permission. Il est vrai que, pour nous intéresser à eux, il faudrait surmonter des répugnances invétérées. Les fanfares incohérentes qui errent le dimanche sur les chemins de fer et qui, à chaque station, nous régalent de leurs cuivres enroués ; les chansons de café-concert répétées en chœur avec une voix de gorge; toute cette gaîté de barrière, ces lazzi banals comme les rues, ces interpellations intempestives mêlées de cris d’animaux, voilà de quoi nous faire fuir au bout du monde. Le bourgeois, que ce tapage importune, voue à tous les dieux infernaux les droits de l’homme et du citoyen. De plus, il a le désagrément d’apercevoir ses propres travers démesurément grossis dans les couches inférieures de la société. C’est un miroir déplaisant qui lui renvoie ses traits en les déformant. Idées d’emprunt, bribes d’éducation, sentimentalité fausse, gaudriole tombant dans l’ordure, tous les vieux galons dont se pare ce sosie de bas étage viennent de nous en droite ligne. La plaisanterie tourne chez lui à la farce de tréteaux et l’émotion à la grimace. Notre scepticisme, discrètement voilé sous les dehors du savoir-vivre, produit, dans les seconds rôles, les mangeurs de prêtres et les fanfarons d’incrédulité. Nos arts mêmes, ce mets des délicats, revêtent alors une couleur emphatique et vulgaire. Ces pauvres diables poussent jusqu’à l’indigestion notre goût du théâtre et du roman. Ils sont repus de littérature malsaine et de drames écœurans. Faut-il parler de leur politique? Assez faciles à vivre quand on les prend un par un, ils deviennent intraitables dans une réunion publique. Tout le monde connaît cette averse de phrases filandreuses que le dernier des Figaros verse, avec son eau de Portugal, sur la tête du client : c’est ainsi qu’on raisonne dans ce milieu-là. Évidemment la politique leur paraît une outre gonflée de vent qu’on se renvoie avec plus ou moins d’adresse.