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réunions deviennent rares, manger ensemble paraît le point capital de l’existence. D’abord il est facile de limiter le nombre des convives. Il y a les dîners professionnels, les dîners de famille, les dîners politiques. Ce qu’on voit le moins, c’est une société de gens aimables se réunissant autour d’une table pour déraisonner agréablement sous l’influence d’un vin généreux. Nos dîners de province ne sont que trop corrects. On n’y épargne ni les fleurs, ni les truffes, ni l’argenterie. La salle à manger exhale ce parfum de cave et de mousse humide qu’on remarque dans la boutique d’un fleuriste. Rien ne tempère l’effet réfrigérant d’un luxe à outrance. Il semble qu’on respire une odeur fade de bien-être coûteux jusque dans la parure des femmes, dans leur air ennuyé et indolent. Leur ton tranchant dénote une indifférence engendrée par la satiété. Leur moindre geste souligne le chiffre de leurs millions. Elles ne manquent cependant pas d’esprit quand elles veulent. Ce qui leur fait défaut, c’est la curiosité, la grâce intellectuelle, c’est-à-dire le mélange des qualités du cœur avec le mouvement de l’esprit. Toute cette richesse a poussé trop vite. Elle est sans saveur, comme les fruits de serre chaude, qui semblent faits pour les yeux, et non pour la bouche. Quand on s’est battu les flancs ’pendant toute une soirée pour éveiller l’attention d’une voisine chargée de diamans et d’ennui, on se lasse de contempler ces statues somptueuses et muettes. Le fumoir seul offre des compensations. Là au moins, les hommes se mettent à l’aise et se montrent tels qu’ils sont. Ils deviennent tout à coup loquaces dans ce nuage de fumée âcre qui fait tousser. Dire qu’il coule de leurs lèvres du nectar et de l’ambroisie, ce serait abuser des mots. Mais ils sont si heureux de n’être plus sous les yeux des femmes, de quitter leur tenue d’emprunt, de s’étaler sur les sofas, de se rappeler leurs grosses aventures de jeunesse, avec un clignement d’yeux et des tapes amicales sur l’épaule ! C’est un moment unique à saisir, comme le repas des phoques, au Jardin d’acclimatation. Dans leurs ébats légèrement vulgaires, ils ont des gaîtés de marsouins, ils font jaillir l’eau de tous les côtés. Nous apercevons enfin, sous le masque de convention, de bons bourgeois sans gêne, vifs d’intelligence et mobiles de gestes, Gaulois de propos, adorant leur métier, parlant tous à la fois, prenant le bruit pour la discussion, et, en somme très rapprochés du type populaire qu’ils méprisent.

Il est cependant, au milieu de notre bonne ville, un terrain neutre sur lequel les hautes puissances peuvent se voir sans se compromettre : c’est l’officine d’un libraire. Encore a-t-il fallu que ce libraire fût un homme de beaucoup d’esprit. On entre là pour feuilleter le livre nouveau. La conversation s’engage par hasard.