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libre penseur comme sur une proie, et l’accablent d’une grêle de flèches. Il fait tête en homme de courage, riposte vigoureusement, daube sur les préjugés gothiques, et la bataille continue, sans issue possible, entre les champions bardés de fer et le petit fantassin agile, jusqu’au moment où chacun s’en va coucher, fort satisfait de son personnage. Il nous est arrivé souvent, après avoir respiré cette atmosphère d’un autre siècle, de nous pincer pour nous assurer que nous étions bien éveillé. On comprend qu’à la longue les fidèles d’une petite secte, à force d’entendre le même son, croient sérieusement qu’il n’y a qu’une cloche. En sortant de cette maison hospitalière, il nous fallait dévorer cinq ou six journaux pour retrouver le diapason du siècle.

D’autres familles, sans aucun préjugé de caste, sans souci de la mode, avec beaucoup d’ouverture d’esprit et de connaissances, professent des opinions qui nous paraissent arriérées et se refusent obstinément à suivre le mouvement du jour. C’est l’ancienne France qui regarde vivre la nouvelle, et qui la juge avec un grand détachement. Au siècle dernier, la haute société était plus libérale que son temps. Aujourd’hui, la thèse est retournée, et l’humeur frondeuse s’exerce aux dépens des faiseurs de réformes.

Arrêtons-nous devant cet hôtel spacieux, d’apparence modeste, qui ouvre ses lourdes arcades au fend d’une rue peu fréquentée. On nous introduit dans une pièce très haute, un peu sombre, où se tient un petit vieillard fort alerte, malgré ses quatre-vingt-sept ans. C’est le doyen des négocians de la place. Il porte encore, comme jadis, la cravate blanche enroulée plusieurs fois autour du cou. Son visage sec et bleuâtre, rasé de près, respire un enjouement spirituel. Il passe constamment sur ses lèvres une petite langue acérée. Son sarcasme ne blesse jamais, tant le goût de la satire est tempéré chez lui par des habitudes de courtoisie. Quand on le contredit, le mouvement silencieux de sa bouche devient plus rapide et plus saccadé ; mais il se possède et plaisante au lieu de s’emporter. On doit y regarder de près pour discerner, sous sa bienveillance, une certaine ironie voilée. Les fils, qui sont mariés et qui vivent sous le même toit, ont de la bonhomie, avec moins de feu et de vivacité. L’aîné grisonne ; il a le regard en dedans des hommes absorbés par les recherches scientifiques. D’abord collectionneur, de proche en proche, son esprit exact s’est tourné vers la haute culture intellectuelle. À sa place, un Anglais eût considéré la fortune comme un levier : il en aurait décuplé la puissance par le crédit. De l’autre côté du détroit, on veut agir et gouverner ; ici savoir et comprendre.

Au dîner de famille, les brus se groupent autour de l’aïeul. Quel-