Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/910

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
902
REVUE DES DEUX MONDES.

Au temps où Balzac écrivait, la vieille bourgeoisie dominait sans partage au chef-lieu et lui imprimait un caractère d’immobilité. Aujourd’hui, la ville a repris un aspect animé. Grâce aux nouveaux chemins de fer, elle est devenue, en fait comme en droit, le véritable centre du département. Les anciennes familles n’ont plus qu’une valeur archéologique, et l’influence qu’elles exercent sur l’opinion se circonscrit chaque jour davantage. En vain elles se réfugient dans les quartiers tranquilles. Le flot montant frappe à leur porte ; et si les nouveaux courans qui sortent des campagnes ou des faubourgs sont fort mêlés, ils ont du moins pour eux le mouvement et la vie.

Un grand bal de bienfaisance doit être donné au théâtre, au profit des œuvres laïques. Selon sa coutume, la noblesse s’abstient. Tandis que les lustres du théâtre s’allument, elle souffle sur sa veilleuse et s’ennuie avec dignité derrière ses murs gris. Une trentaine de familles bourgeoises, servilement entraînées dans l’orbite de ces astres intermittens, se tiennent également à l’écart, au grand désespoir des jeunes filles, qui n’ont pas dansé de tout l’hiver et qui valseraient volontiers sur les dissentimens politiques. En revanche, tout le reste de la ville viendra. Le prétexte bienfaisant fait taire les divisions de paris. Non-seulement le chef-lieu, mais les petits centres départementaux se mettent en mouvement et députent à la métropole des bataillons plus robustes qu’élégans. Les lignes d’intérêt local regorgent de figures fraîchement rasées, de cheveux tout luisans de pommade, de bons petits visages féminins étonnés et affairés, que leurs toilettes suivent enfermées dans d’énormes caisses. Des mains hâlées s’exercent à entrer dans des paires de gants d’un numéro superlatif. À la même heure, les habitans des beaux hôtels de la ville se consultent : Irons-nous ? Au fond, ils savent parfaitement qu’ils iront. Depuis quinze jours, les doigts de toutes les couturières sont occupés à froisser la gaze et à plisser la dentelle. Déjà le coiffeur est à l’œuvre, et l’on feint encore d’hésiter. « Quoi ! ma chère, vous allez à cette horreur de bal ? — Que voulez-vous, ma chère ! il faut bien encourager le commerce. Ces pauvres gens ont gagné si peu cet hiver. Et puis, mon mari a des obligations. Une femme doit faire certains sacrifices, etc. » Bref, on y va, après avoir étudié dans son boudoir une entrée pleine de condescendance : la tête légèrement penchée en arrière, la démarche languissante, et ces mouvemens d’épaules résignés qui semblent dire aux amis : « Vous voyez ! nous y sommes, mais à notre corps défendant. Il faut prendre la chose en plaisanterie. »

Cependant, le préfet se promène de long en large dans son cabinet et se demande si la fête réussira. Il en a mûri le plan, guidé par la main légère de sa femme. Il voulait d’abord donner un