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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

grand bal à la préfecture, mais son bon ange lui a insinué que le drapeau préfectoral effraierait beaucoup de gens, qu’une fête de bienfaisance était un gage de neutralité : on ne tire point sur la croix blanche de la société de Genève. Aussi la conception de ce bal est un chef-d’œuvre de diplomatie. Des adversaires de dix ans doivent s’y rencontrer, comme par surprise. Une manœuvre bien conduite, un mot lancé à propos, peuvent faire tomber les résistances de cinq ou six cantons. Le premier magistrat du département, après avoir aiguisé la pointe de ses intrigues, revêt, avec sa cravate blanche, son air de cérémonie, et contemple avec satisfaction dans la glace les traits d’un petit Machiavel.

Mais le plus absorbé est certainement le maire de la ville, candidat à la députation, qui se considère, lui aussi, comme l’inventeur de la fête et qui compte en faire un tremplin électoral. Il emporte cinq ou six paires de gants : ce sont des relais pour les nombreuses poignées de mains qu’il doit distribuer sur son passage.

La fête est dans son plein. On a fort habilement disposé, pour descendre dans la salle, un grand escalier à la Véronèse, tout tendu de velours rouge. Sur les marches, les traînes se déploient en plis audacieux. Les corsages se cambrent en s’appuyant sur le velours des rampes. Les bras, gantés jusqu’au coude, supportent des têtes blondes ou brunes qui se penchent sur les balustrades. Une chaîne capricieuse de petits groupes se noue et se dénoue du haut en bas de l’escalier. Elles paraissent charmantes, toutes ces provinciales, semées en bouquets épars, et chuchotant derrière les éventails. Elles ont plus de sève que les Parisiennes. Leur grâce n’a rien d’alangui. Elles rient et s’amusent de bon cœur. On voit bien, par-ci, par-là, quelques bras rouges. On remarque dans les mouvemens plus de force que de finesse. Mais cette brusquerie même n’est pas sans charme. Tous les petits pieds frétillent à l’appel de l’orchestre, et les danseuses, au lieu de rester empêtrées dans leurs atours, relèvent, avec une vivacité d’enfans robustes, les longues queues des robes, afin de danser plus commodément.

Les hommes ont d’abord formé une espèce de bataillon carré au milieu de la salle, pour soutenir le feu convergent des regards. On dirait qu’ils ont peur de montrer leur dos à l’ennemi. Ils ont un vague sentiment que le dos les trahit. Ils peuvent encore surveiller la façade : mais les faux plis de l’habit sur les épaules, l’encolure pesante, la marque du bureau sur l’échine, voilà ce qui les inquiète, car ils sont presque tous gens de travail et n’ont point la tournure aisée des oisifs. À côté du teint mat des jeunes gens à la mode, on. reconnaît facilement les visages plus montés en couleur