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des habitans de la campagne : ils étouffent sous l’habit de parade. Nous retrouvons là notre ami le docteur, et tout un escadron de jeunes fonctionnaires cantonaux, propres, rondelets et roses, qui ressemblent aux figurans de l’Odéon jouant le rôle d’hommes du monde dans une pièce de Ponsard.

Cependant, le lourd bataillon s’ébranle et aborde l’ennemi en ordre dispersé. Les bons valseurs se détachent en éclaireurs. Le premier moment de gaucherie passé, chacun rentre dans ses allures naturelles, et tout le monde y gagne. On n’aperçoit plus les petits ridicules. Au moment où les contrebasses reprennent à l’unisson le rythme profond de la valse, la phrase musicale monte, emplit les voûtes, retombe en murmure voluptueux et semble entraîner dans la même harmonie la salle éclatante et sonore, les flots de satin et le tourbillon des groupes. C’est la ville entière, la ville grisée de bruit et de lumière, que le plaisir soulève sur son aile puissante. Elle plane au-dessus de la région où se font et se défont les fortunes et où s’agitent les ambitions. Décidément, plus la soirée avance, plus le parti de l’insouciance l’emporte. Les dames dédaigneuses oublient leur froideur de commande et se laissent gagner par l’entrain contagieux des campagnardes. Le préfet, qui était entré d’abord avec la majesté d’un triomphateur, est un peu vexé de voir qu’on ne fait aucune attention au premier fonctionnaire du département. Sans égards pour son importance, le tourbillon des groupes le froisse en passant; la cohue des irrésolus, flottant au milieu du bal, le pousse dans tous les sens; et, quand il va glisser dans l’oreille d’un personnage une période savamment préparée, l’orchestre couvre sa voix. Il semble que les violons moqueurs se jettent au travers de ses finesses et bourdonnent dans sa tête comme un essaim de mouches. Quand il se retourne, l’occasion s’est envolée, et le gros personnage n’est plus là. Et puis, le moyen de résister à ces rires étincelans qui vous partent de tous les côtés, à cette atmosphère vibrante ! La politique est bientôt en pleine déroute. Des échos de jeunesse chantent alors dans la mémoire des administrateurs les plus fermes. Ils deviennent sémillans avec les dames et goguenards avec leurs contemporains. La majesté étudiée du maire n’a pas mieux résisté à la détente générale. Vers trois heures du matin, maire et préfet, entourés de quelques joyeux drilles, se rencontrent autour d’un souper fin, et, tout en sablant du Champagne, racontent des aventures assez raides.

Le caractère saisissant de la fête réside dans le sentiment confus des intérêts, des soucis, des labeurs, sur lesquels s’étend cette surface brillante. On ne peut s’empêcher d’y voir l’image de