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III.

Samedi 13 juin, la mise en chapelle et les honneurs militaires.

D’abord on avait eu l’idée de porter le corps de l’amiral à Ma-Kung, dans une des grandes pagodes, afin qu’il y eût plus d’espace pour les troupes ; — on a réfléchi qu’il était mieux de ne pas le laisser reposer, même pour quelques heures, sur une terre chinoise, ni surtout dans un temple bouddhique ; — et on l’a laissé sur son vaisseau, qui est une terre française.

A Ma-Kung, un peu avant sept heures du matin, tout ce qui reste de notre petite troupe d’occupation est rangé au pied des forts, face à la mer, les armes prêtes pour les salves de mousqueterie. Comme hier, par un temps gris et lourd, des canots et des baleinières amènent à bord du Bayard les officiers de l’escadre, qui sont cette fois en épaulettes et en armes. Arrivent aussi des officiers d’artillerie, d’infanterie; des détachemens de matelots de tous les bâtimens sur rade, et des soldats de tous les corps campés à Ma-Kung.

Une foule compacte sur le pont du Bayard, mais toujours du silence. Le cercueil de l’amiral est là par terre, attendant sous un drap noir, à l’entrée de cette chapelle, où un prêtre va tout à l’heure l’introduire.

On se serre les uns contre les autres, dans ces coursives étroites, sous cette oppressante carapace en 1er. Par ce temps sombre et accablant, tout ce qu’on touche, boiserie ou ferrure, est chaud, humide, avec des gouttelettes comme si la sueur perlait même sur les choses, et dans cette buée d’étuve, déjà irrespirable, on sent l’odeur sinistre des substances qui servent pour les morts.

La chapelle est de la simplicité la plus extrême ; deux pavillons d’amiral (tricolores à trois étoiles blanches) formant sous la dunette une sorte de tente ; deux rangées de marins armés, deux rangées de flambeaux, et c’est tout. On a même voilé avec de l’étamine cette devise de Bayard, inscrite à l’arrière du vaisseau au milieu de dorures, et qui aurait aussi bien pu être la sienne : « Sans reproche, sans peur. »

Un des monstres en ébène (dépouilles de pagode) qui décorent le couronnement de cette dunette, se trouve par hasard juste au-dessus du cercueil, en haut du sanctuaire improvisé, assis comme un gros chien noir. Il a l’air de rire en se moquant, avec cette intensité d’expression méchante qui est le mystère inimitable de l’art chinois. On aurait peut-être dû songer à le voiler, lui plutôt, bien