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que cette intelligence, pour cette fois, se fût fourvoyée ; on pouvait réfléchir aussi qu’il n’appartient pas à tout le monde, ni surtout à une jeune actrice, qui s’est essayée dans trois ou quatre rôles au plus, de composer et d’animer de tels personnages, comme fait M. Coquelin aîné de ce Crispin du légataire, avec un art consommé à la fois et avec toute l’apparence d’une personne qui joue de verve. On pouvait concevoir enfin qu’avec tous ses torts la nouvelle Agathe n’eût pas prévalu contre le mérite de la pièce, s’il eût été réellement tel qu’on se l’était imaginé. Mais point ! Une victime expiatoire suffisait ; elle déchargeait chacun d’une révision de procès littéraire et d’un examen de conscience : elle fut exécutée. À peine si l’on s’abstint de faire crier dans les rues : « La grande trahison de Mlle Marsy ! » Elle avait trahi Regnard, en effet ; par son maléfice elle avait changé l’ouvrage. Ce fut pure bonté d’âme si l’on se contenta de publier qu’elle était incapable de jouer aucun rôle. Ses compagnons furent enveloppés dans sa disgrâce : M. Coquelin cadet avait prêté à Crispin cette bouffonnerie flegmatique et ce je ne sais quoi de férocement fantasque où d’ordinaire le public se délecte ; haro sur le cadet ! M. Clerh fut déclaré aussi terne dans Albert qu’il avait paru finement coloré dans Géronte. Si M. Boucher, chargé du rôle d’Éraste, esquiva la férule, c’est qu’on le négligea comme insignifiant ; si Mlle Kalb, agréable en Lisette, reçut des éloges, c’est qu’on déversa sur elle, pour ne pas la remporter toute, un peu de la bonne humeur qu’on avait apportée ; c’est aussi qu’on pensa, en lui jetant quelques fleurs, vexer davantage Mlle Marsy.

Mais Regnard ? Il sortit de cette épreuve gaillard comme devant. Il aurait couru, après cette chute, « jouer à la fossette » avec son petit camarade Molière, si pareil jeu convenait à la majesté de cet Olympe, où l’un aussi bien que l’autre réside. Quand le Légataire va aux nues, il enlève M. Coquelin avec lui, mais ne lui doit pas son élévation ; quand les Folies s’épatent sur le sol, c’est la faute de Mlle Marsy. Après ces deux événemens, on commente avec la même complaisance le mot fameux : « Qui ne se plaît pas à Regnard, n’est pas digne d’admirer Molière. » On est tout près de l’interpréter ainsi : « De par Voltaire, défense à tous d’honorer Molière sans honorer du même coup Regnard ; » et l’on ne prend pas garde seulement qu’une telle défense serait chimérique. Pourtant, même cette maxime admise, la différence des verbes « se plaire » et « admirer » laisse tous les sentimens et toutes les opinions à leur aise. Encore Voltaire ne dit-il pas combien il faut se plaire à celui-ci pour avoir le droit d’admirer celui-là : est-ce passionnément ? est-ce beaucoup ? est-ce un peu ? Il vaut la peine de le rechercher, et peut-être le moment serait bien choisi pour cette enquête, à la (in d’une campagne théâtrale où Regnard a si fréquemment et si bruyamment reparu. Certes, nous ne nous plaindrons pas qu’on l’ait mis partout : une rentrée lui était due, et nous-mêmes l’avions