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favorite Roxelane. Née dans la Russie rouge, cette esclave, qui parait avoir été aussi bien servie par son intelligence que par sa beauté, en était arrivée peu à peu à exercer un pouvoir absolu sur le cœur de son impérial époux. Semblables dominations n’admettent pas volontiers de partage. Ibrahim se rendit un jour au sérail, suivant sa coutume, y fut admis à la table de son maître, s’y endormit encore une fois à ses côtés ; le lendemain, on le trouva étranglé. L’infortuné vizir portait sur tout son corps les traces d’une lutte opiniâtre. Le sang avait rejailli sur les parois de la chambre impériale : plus de cent ans après la catastrophe, on en montrait encore les traces. La politique mesurée et habile s’évanouissait avec Ibrahim : Khaïr-ed-din, porté par tempérament aux violens desseins, rencontra, en rentrant à Constantinople après une croisière heureuse, la place entièrement libre. Ce ne fut pas seulement contre l’empereur Charles-Quint, ce fut contre Venise, seul obstacle à la suprématie navale du croissant, que le fougueux roi d’Alger, au grand détriment des intérêts du fisc, dont le revenu le plus clair se composait des droits de douane, s’efforça d’exciter le courroux du sultan.

Depuis que Charles-Quint avait mis, en 1530, sous ses pieds l’indépendance de l’Italie, Venise, selon la judicieuse remarque de Sismondi, « s’était prescrit cette conduite timide et précautionneuse par laquelle elle sauva son existence pendant trois siècles. » Mais si Venise pouvait, dans sa circonspection excessive, « renoncer à l’influence qu’elle avait jusqu’alors exercée sur l’Europe, » il eût été par trop douloureux pour elle de se résigner à ne plus être « la reine de l’Adriatique. » La déchéance, dans ce cas, eût touché de bien près à la ruine irrémédiable. Les dévastations exercées par les corsaires ottomans sur les côtes de la Pouille irritaient déjà depuis longtemps les plus chatouilleuses fiertés de la république : il suffisait que les corsaires s’approchassent de Corfou, de Zante, de Céphalonie, de Candie, pour que les amiraux vénitiens regardassent cette audace comme un intolérable affront fait au pavillon de Saint-Marc. Toute prudence était alors oubliée. Un des plus célèbres corsaires musulmans, un corsaire bien connu des chrétiens sous le nom du Jeune Maure d’Alexandrie, éveilla le ressentiment du provéditeur Girolamo Canale en osant se montrer, avec son escadre, dans les eaux de la Canée : le provéditeur lui donna la chasse, l’atteignit, s’empara de la capitane et de quatre galères, en coula deux autres, passa au fil de l’épée 300 janissaires et ramena au port un millier d’esclaves. Cet exploit achevé, Canale en pesa, malheureusement trop tard, les conséquences. Le jeune Maure d’Alexandrie, sauvé du naufrage, saignant de huit blessures, fut entouré des soins les plus délicats, et, à peu près guéri, renvoyé en Afrique