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ordres de Doria. Il pourra murmurer, protester, frémir d’indignation, il faudra bien qu’il obéisse.

Que la guerre serait simple s’il était permis de lire dans le jeu de son adversaire ! Le génie des grands capitaines consiste surtout à pressentir le parti que prendra l’ennemi, et la stratégie n’est la plupart du temps qu’une application judicieuse du calcul des probabilités. Barberousse connaissait l’homme qu’il avait contraint, quelques années auparavant, de se rembarquer à Cherchell ; il tenait pour certain que Doria ne justifierait pas les inquiétudes de Sinan-Reïs ; ce tempérament de manœuvrier et de politique ne s’engagerait point volontiers dans une entreprise qui serait de nature à lui lier les mains. « Mes frères, disait Barberousse à ses capitaines, vous voulez transporter des canons à terre, élever des redoutes sur cette plage découverte, parce que vous pensez que les chrétiens s’apprêtent à y débarquer. L’ennemi, je vous en préviens, gênera considérablement vos travaux. Ce ne serait rien encore : mais qu’arrivera-t-il si Doria, partageant ses forces, profite du moment où nos vaisseaux seront dégarnis de leurs troupes pour les attaquer ? Ce n’est point avec 5,000 hommes que vous en repousserez 20,000. Le fort de Prévésa, croyez-le bien, se défendra suffisamment par lui-même ; notre affaire, à nous, est de songer à la flotte et de n’affaiblir en aucune façon ses moyens de défense. Si les infidèles essaient de forcer rentrée du port, il est très probable qu’ils perdront leur temps à nous canonner, — telle est, vous le savez, la coutume de ces chiens maudits, — nous irons, nous autres, à l’abordage et nous les enlèverons, avec la grâce de Dieu. Il faut seulement que nos équipages demeurent au complet. » Barberousse ne possédait pas encore sur ses capitaines l’ascendant qu’une série non interrompue de succès devait lui assurer un jour : ses observations ne firent qu’une médiocre impression sur le conseil. « Seigneur, reprit avec hauteur Sinan-Reïs, votre avis peut être bon ; je n’en pense pas moins que le nôtre est préférable. » Barberousse prit le parti de dissimuler : « Rendons-nous d’abord sur les lieux, dit-il ; nous y jugerons mieux ce qu’il convient de faire. » L’inspection des lieux ne fit que confirmer le capitan-pacha dans sa conviction première. Capitaines et janissaires persistaient également dans leur sentiment : « Il est vraiment étrange, se disaient entre eux les joldaks, — soldats turcs composant la garnison des galères, — que Khaïr-ed-din fasse si peu de cas des conseils d’un homme tel que Sinan-Reïs ! Ce corsaire voudra-t-il donc toujours n’agir qu’à sa fantaisie ? » Levant les yeux au ciel et murmurant dans sa barbe rousse quelques mots qui n’auraient peut-être satisfait qu’à demi son entourage, Khaïr-ed-din finit par se résigner. La piété du