Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/178

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Scipions, les Chathams auraient pu envier l’indomptable énergie. Le roi d’Angleterre Henri VII confia jadis à Cappello le commandement de sa flotte et sa royale personne, quand il traversa la Manche pour aller renverser, dans les champs de Bosworth, l’odieuse tyrannie de Richard III ; Venise appela cinq fois ce valeureux gentilhomme à remplir les fonctions de provéditeur, trois fois à commander en chef ses escadres ; elle lui réservait, comme marque de son approbation, la dignité de doge. On citait Cappello pour sa parfaite entente des moindres détails du métier, et c’était à sa fermeté, disait-on, que la république devait la restauration de la discipline dans son armée navale. Cappello portait ce jour-là par-dessus ses armes, comme André Doria au combat de Paxo, un manteau de soie cramoisie, signe de l’autorité dont le sénat investissait les généraux de la république. Grimani hésitait à prendre la parole : Cappello se chargea d’exprimer son propre étonnement et celui de son collègue. Il parlait avec tant de véhémence que des galères voisines, chacun put l’entendre. « Que faisons-nous ? disait-il à Doria. Pourquoi n’abordons-nous pas l’ennemi ? Doutez-vous par hasard, que, mes galères et moi, nous soyons disposés à faire notre devoir ? S’il en était ainsi, mettez-vous à l’écart et donnez-nous l’ordre d’attaquer ; vous verrez de quelle façon se comporte en pareille occurrence une flotte vénitienne. » Doria subit sans s’émouvoir l’apostrophe. « Puisque vous êtes si bien disposé, répliqua-t-il à Cappello, vous n’avez qu’à me suivre : quand le moment d’agir sera venu, je n’attendrai pas, pour vous donner l’exemple, vos conseils ! » Sombre et la mort dans l’âme, Cappello retourne à bord de sa galère ; Grimani rejoint également la sienne. Le jour commençait à baisser. Deux fois Doria recommença ses évolutions stériles, allant de Sainte-Maure au large et du large à Sainte-Maure, sans parvenir à distraire les Turcs du plan qu’ils poursuivaient depuis leur sortie. Barberousse ne voulait combattre que dans le voisinage de la terre : il se rendait trop bien compte de l’avantage que reprendraient les naves s’il commettait l’imprudence d’accepter la lutte en mer libre. Dans ces changemens de route continuels, deux galères chrétiennes finirent par s’égarer : l’une était commandée par l’abbé Bibiena, l’autre par Francesco Mocenigo. Ces deux capitaines avaient hâte de se retrouver à leur poste : les rameurs cependant étaient harassés, l’air légèrement obscurci par les vapeurs du soir. Bibiena et Mocenigo s’efforçaient avec anxiété de percer du regard l’obscurité croissante : deux groupes de galères se montraient devant eux, l’un tout près de terre, l’autre plus à l’ouest ; ils se dirigèrent vers le premier. Fatale inspiration ! ils allaient au-devant de la capture. Avons-nous besoin d’autre preuve pour rester convaincus de la confusion où le