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quelque chose de sinistre, une sorte de disque blême, surgissait lentement du bout de l’horizon.

Elles dirent que c’était la Lune, qui même s’était fait attendre, et, dans leur contentement de la voir, se mirent à rire d’une manière fraîche, qui n’avait rien du rire des fantômes.

Moi, je lui trouvais une figure inquiétante, à cette Lune : en montant dans le ciel tout noir, elle s’élargissait démesurément et pâlissait toujours; elle se dissolvait peu à peu en un grand halo diaphane, en un cerne à peine visible.

Et après celle-ci, une seconde parut, qui commença de surgir à la même place, comme sortant de la terre ; alors j’eus peur, comprenant, même dans mon rêve, que j’assistais à un bouleversement de l’éternel Cosmos...

« — Non, dirent-elles toutes ; c’était prédit dans l’almanach des astronomes ; et il y en aura encore deux autres. »

En effet, deux autres lunes parurent ensemble, — et s’évanouirent aussi en grands halos troubles, donnant une lumière pâle et tremblotante ; — j’avais vraiment très peur.

Elles riaient de moi : « Allons-nous-en, puisque cela l’ennuie. — Mais, comme il est peureux, pour un homme !» — Et nous nous en allâmes par une allée de hautes charmilles taillées en voûte, où il faisait de plus en plus chaud et sombre; — autant qu’on pouvait voir, c’étaient des aubépines, fleuries à profusion comme en mai.

Elles marchaient en avant, toujours aussi jeunes, toutes. Les plus anciennes avaient des robes Louis XV, ou directoire, avec des tailles attachées très haut sous les bras, — comme dans les portraits datant de leur enfance. — Et voici que la petite dernière venue, — la vraiment jeune, — accrocha tout à coup ses cheveux blonds dans les aubépines.

Elles s’arrêtèrent pour la secourir. Les boucles s’étaient enroulées comme des couleuvres autour d’une quantité de branches. C’était très long à démêler : un travail fatigant qui n’aboutissait pas et qui nous donnait encore plus chaud. Dans cette obscurité, ces mèches y mettaient de l’obstination; il en poussait même de nouvelles qui s’entortillaient à mesure ; il y en avait, à la fin, qui s’élançaient avec un bruit de fusée pour aller se perdre je ne sais où, dans l’épaisseur des taillis.

— « Il faut couper, couper, couper; ça repoussera, » dit une des étranges jeunes filles. (Une grand’tante que je n’ai connue que très vieille, octogénaire, mais qui était restée une personne vive, à idées brusques.)

Elle coupa tout ras ; crac, crac, crac ! avec de grands ciseaux qui étaient pendus par une chaîne à sa ceinture. Et puis la ban le reprit sa route, en sautant sur l’air : Nous n’irons plus au bois.