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dans l’éloquence chrétienne, car les chrétiens seuls veulent quelque chose et ont une passion et un idéal. Il est vrai qu’ils ne savent pas où ils vont, et qu’en réalité l’avenir qu’ils préparaient a été fort triste. Ils ont la haine et le dégoût du présent ; ils aspirent à quelque chose de meilleur et croient qu’il faut le mériter par la pureté, la charité, le sacrifice ; mais les lumières leur manquent, et leurs pasteurs ne sont, en bien des cas, que des aveugles qui conduisent d’autres aveugles, suivant l’expression même de leurs livres saints. L’humanité a fait néanmoins alors un noble effort contre le mal : si cet effort n’a que trop décidément avorté dans son ensemble, il n’a pas cependant été perdu tout entier. Cette association, qui se mettait à part du monde profane, s’attachait à s’en distinguer en établissant chez elle telle liberté, telle responsabilité des gouvernans, comme aussi en condamnant certaines iniquités et certaines débauches. En même temps d’ailleurs qu’elle répudiait la religion des gentils, elle leur prenait au contraire la morale de leurs philosophes, elle s’en faisait l’héritière, et la prêchant sous le titre inexact de morale chrétienne avec toute l’ardeur d’une foi passionnée, elle lui donnait une autorité nouvelle, et la faisait entrer de plus en plus dans les mœurs. Il est vrai que, lorsque le monde fut tout entier devenu chrétien, il demeura le monde et se retrouva à peu près ce qu’il avait toujours été ; mais, au IIIe siècle, en cet âge qui est l’âge des martyrs, la société chrétienne, quelques faiblesses qu’on puisse y surprendre déjà, devait être dans son ensemble meilleure que l’autre. Quand nous n’aurions pas d’autres moyens de le reconnaître, il nous suffirait, pour en être persuadés, de voir renaître chez les chrétiens l’éloquence depuis longtemps éteinte ; cette éloquence, les Tertullien et les Cyprien l’ont évidemment puisée dans des sentimens plus hauts et plus purs que ceux dont le monde du dehors se contentait. L’évêque de Carthage a été un orateur parce qu’un peuple a vécu de sa parole et que chacune de ses prédications, chacun de ses écrits a été un acte, jusqu’à cette dernière heure où il a trouvé pour répondre au proconsul un silence plus éloquent encore et a mis tout entière dans un non l’âme qu’il avait répandue jusque-là dans ses discours.


ERNEST HAVET.