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appartenant aussi à un israélite. Le mât de navire auquel flotte le drapeau français s’élève dans un grand jardin rempli de fleurs. Par une galerie couverte, ornée de plantes grimpantes, et par un large escalier on arrive dans une vaste antichambre sur laquelle s’ouvre, d’un côté, l’ancien haremlik, devenu la salle à manger, de l’autre, le selamlik, la chambre des hommes, transformé en salon. Partout, sur les "parquets, en rideaux aux fenêtres, en portières aux portes, j’admire les tapis les plus variés, apportés d’Afrique, d’Asie et de la péninsule, les meubles de l’Orient mêlés aux petits chefs-d’œuvre de l’ébénisterie parisienne, un piano d’Érard, à côté d’un immense poêle bosniaque tout constellé de ses faïences vertes en fond de bouteille. Me pardonnera-t-on si je donne le menu ? Cela fait juger des ressources du pays. Potage julienne, ombre-chevalier, filet jardinière, asperges, dindon, salade, glace, fruits. Il se trouve que nous mangeons le même dindon que j’ai marchandé à la Tchartsia : il est exquis ; il a coûté 3 florins, environ 7 francs. La vie est chère à Serajewo. À table se trouve un convive qui nous intéresse au plus haut point : c’est M. Queillé, inspecteur des finances, que le gouvernement français a envoyé en mission à Sophia, sur la demande du gouvernement bulgare, afin d’y présider à l’organisation de la comptabilité du fisc. Il revient d’une course autour de la Péninsule : Sophia, Andrinople, Constantinople, Athènes, îles Ioniennes, Monténégro, Raguse, Fort-Opus, Mostar et Serajewo. Il rentre à Sophia par Belgrade et Nisch. Je ferai une partie du voyage avec lui, ce qui me ravit. Il nous parle longuement de la Bulgarie nouvelle, qu’il connaît à merveille. M. Moreau a été longtemps consul en Épire et je l’interroge beaucoup sur les musulmans. Je résume les souvenirs de ce qu’il nous dit et je les complète au moyen de mes notes prises ailleurs, principalement dans le livre si instructif de M. Adolf Straus.

Les musulmans se ressemblent partout, malgré la différence des races auxquelles ils appartiennent : Turc, Albanais, Slave, Caucasien, Arabe, Kabyle, Hindou, Malai. Le Koran, les imprégnant jusqu’au fond, les jette dans le même moule. Ils sont bons, et en même temps féroces. Ils aiment les enfans, les chiens, les chevaux, qu’ils ne maltraitent jamais et ils hésitent à tuer une mouche, mais quand la passion les surexcite, ils égorgent sans pitié jusqu’aux femmes et aux enfans, n’étant pas arrêtés par le respect de la vie et par ces sentimens d’humanité que le christianisme et la philosophie moderne ont mis en nous. Ils sont foncièrement honnêtes tant qu’ils sont soustraits aux influences occidentales. À Smyrne, me disait récemment M. Cherbuliez, on confie à un pauvre commissionnaire musulman des sommes importantes, et jamais rien n’est détourné. Un chrétien de, même condition sera infiniment moins