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mais, au contraire, sur la foi de ces témoins eux-mêmes ? C’est uniquement d’après eux, les survivans du drame révolutionnaire, comtes d’empire ou pairs de la restauration, que les Mignet et les Thiers ont composé leurs histoires, en y donnant comme eux la nécessité du salut public pour excuse aux crimes de la révolution. Et si ceux mêmes qui veulent retenir au moins l’esprit de ces livres fameux, n’en sauraient cependant accepter ou défendre l’exactitude, c’est parce que les auteurs en ont trop fidèlement suivi d’avance le conseil de M. Taine, qui est d’en croire les témoins oculaires. Leurs histoires seraient plus dignes de confiance s’ils en avaient moins mis dans la parole des témoins oculaires. Ai-je donc besoin d’insister et d’entreprendre ici la longue énumération des causes de toute sorte qui doivent inviter l’historien à se défier des témoins oculaires ? Mais je me contenterai d’une observation bien banale : c’est que les témoins oculaires ont eux-mêmes été mêlés à ce qu’ils racontent, ou ils ne l’ont pas été. S’ils ne l’ont pas été, les dessous des choses leur échappent, si perspicaces qu’ils puissent être, la réalité même du fait, et la substance de l’événement. Mais, dans le cas contraire, et en admettant qu’ils aient compris le drame dont ils prenaient leur part, où ils jouaient un rôle, il leur importe trop à tous que l’événement dont ils témoignent se soit passé d’une certaine manière, et non d’une certaine autre. Qui en croira Pétion sur la journée du 20 juin ? Rœderer sur celle du 10 août ? Robespierre sur le 31 mai ? Tallien sur le 9 thermidor ? Et, s’ils écrivent leurs Mémoires dans l’âge où la mémoire commence à nous manquer, les en croirons-nous davantage ? Mais si nous n’en croyons pas les vainqueurs, quelles raisons aurons-nous d’en croire les vaincus ? La parole en est dure à dire, et cependant je ne puis l’éviter : c’est d’abord et surtout des vaincus que M. Taine, dans sa Révolution, ne s’est pas assez défié.

Si ces documens, suspects ou douteux, forment la chaîne de son récit, d’autres en sont la trame, « dépositions judiciaires, dépêches confidentielles, rapports secrets, correspondances des intendans ou des commandans militaires, » documens précieux, assurément, mais qui n’ont pas pourtant toute la valeur que leur attribue M. Taine, et dont, en conséquence, il ne s’est pas non plus assez défié. En temps de crise, en effet, et particulièrement dans l’histoire de la révolution, ce que représentent ces correspondances et ces dépositions, c’est avant tout, et au fond, la protestation des anciens pouvoirs contre le pouvoir nouveau qui les tue. Ni le commandant militaire qui sent sa troupe lui échapper des mains, Bezenval, par exemple, ou Bouillé ; ni le fonctionnaire qui voit la foule se soulever contre le gouvernement dont il est la créature, ne sont évidemment