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de bons garans ou de sûrs témoins des sentimens qui animent leurs soldats ou leurs administrés, et encore moins des juges impartiaux. Eux comme les autres, ils ont trop d’intérêt que toute la violence soit de l’autre côté, et la loi, le droit, et l’équité du leur. Je crains que M. Taine l’ait souvent oublié, mais ce qu’il a encore plus souvent oublié, c’est la nature toute spéciale, et en tout temps, de cette sorte de documens. Si, voulant aujourd’hui tracer un tableau de la situation morale de la France contemporaine, je l’allais composer uniquement d’extraits choisis de la correspondance de nos parquets de province, ou encore des archives de la préfecture de police, sous quel régime, ou, pour mieux dire, dans quelle caverne vivrions-nous donc ? Mais, procureurs de la république ou juges d’instruction, ce n’est point pour mettre l’honnêteté dans son lustre qu’il existe des magistrats ; et les agens de la sûreté ont une autre mission que de signaler dans leurs rapports les grands exemples de vertu. Cependant, M. Taine a l’air de ne pas le savoir. Dans ces « rapports secrets » et dans ces « dépêches confidentielles » — dont on pourrait presque dire, en raison de leur origine, que le contenu nous est donné d’avance, — il ne puise pas seulement sans scrupule, mais avec sécurité. Ce ne lui sont pas des moyens d’information, ce lui sont des moyens de contrôle. Et du moment que ceux qui les ont rédigés ne visaient pas à « l’éloquence » ou à « l’effet littéraire, » il décide qu’on trouvera chez eux toute la vérité ; comme si « l’éloquence » ou la « littérature » étaient seules capables d’altérer la sincérité du témoignage des hommes. Bizarre dédain, pour le dire en passant, de la « littérature » ou de « l’éloquence » sous la plume d’un écrivain qu’elles ont seules fait tout ce qu’il est !

Quel usage cependant M. Taine a-t-il fait de ses textes ? C’est la seconde question de méthode que soulève sa Révolution : si l’historien n’a pas succombé sous le poids de ses documens, et s’il a constamment dominé sa matière. Je n’oserais en répondre. Avec tout ce qu’il y faudrait signaler de lacunes, ou à cause de ces lacunes peut-être, et du parti-pris dont elles procédaient, l’Ancien Régime était un beau livre, le plus beau qu’ait écrit M. Taine, et sans excepter son Histoire de la littérature anglaise. L’ordonnance en était simple, les détails n’en effaçaient pas les grandes lignes, et, de page en page, d’un mouvement facile et sûr, on y suivait le progrès de l’histoire et le dessein de l’historien. Je n’en puis dire autant de sa Révolution ; et si je ne serais pas embarrassé d’y citer de belles pages ou des chapitres entiers qui nous assurent assez que le talent de M. Taine n’a rien perdu de son ancienne vigueur, je me déclare incapable de décider pourquoi tel chapitre ou telle page y