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longtemps, en effet, qu’il ne s’était vu dans un livre d’histoire pareil débordement de gros mots. Et quand M. Taine persiste à croire qu’il écrit « pour les amateurs de zoologie morale ou les naturalistes de l’esprit, » il oublie qu’en histoire naturelle on n’injurie plus les sujets qu’on anatomise.

Je le sais bien : la nature du talent de M. Taine explique, et ne justifie pas, mais atténue du moins l’excès de sa partialité. Le talent de M. Taine est à la fois ingénu et violent ; l’ingénuité en fait le fond, la violence en est la qualité maîtresse : M. Taine a donc des impressions très intenses, et sa manière de les rendre en exagère encore l’intensité. Quelque sujet qu’il traite, M. Taine le découvre, et, l’ayant découvert, il prétend l’épuiser. On lui a dit ou il a lu que Sieyès, par exemple, était un grand homme ; il y veut voir, il y regarde ; et, trouvant que le grand homme est moins grand qu’il ne l’avait cru, il ne se contente pas de l’insinuer, ou de le dire en propres termes ; il en fait un niais solennel. Est-ce pour cela peut-être que M. Taine se défie tant, — chez les autres au moins, — de la recherche de l’effet littéraire ? Car il ne saurait, quant à lui, sans cesser d’être lui, s’y prendre d’autre sorte, mais, à cette recherche, il sait bien ou il sent ce qu’il a sacrifié. Ce sera donc, si l’on veut, l’explication ou l’atténuation de sa partialité, mais la partialité n’en demeure pas moins réelle ; ou plutôt, l’explication nous apprend ce qu’il faut appeler en histoire du nom fâcheux de partialité. C’est être partial que d’enfler la voix pour se mieux faire entendre ; et, de peur de n’être pas compris, c’est être partial que de mettre imbécile où médiocre pouvait suffire ; énergumène où c’était assez que d’exalté ; bête féroce, tigre et chacal, sanglier dans sa bauge et porc dans son bourbier, où criminel enfin disait tout ce qu’il y avait à dire. Mais c’est l’être bien plus encore, dans un sujet comme l’histoire de la révolution, que de ne pas compter avec l’opinion de ceux qui nous ont précédés, et l’opinion moyenne qui s’est lentement dégagée de leurs contrariétés ou de leurs contradictions mêmes. Si les hommes, en effet, tous ensemble contre un seul d’entre eux, peuvent bien se tromper sur la nature des espaces interstellaires ou sur le rôle des microbes dans les fermentations, ils se trompent aussi, sans doute, mais ils se trompent moins sur leurs intérêts permanens, et la manière dont les a servis une grande révolution. Bien loin donc que ce soit faire un pas dans la voie de la justice et dans la connaissance de la vérité vraie que de passer outre à cette opinion moyenne pour s’en aller reprendre l’histoire jusque dans ses fondemens, comme si personne avant nous n’y avait rien vu, rien compris ; au contraire, en même temps qu’à la singularité, c’est courir à l’erreur et manquer inévitablement à l’impartialité. C’est