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riche domaine de Miramar, qui s’étend entre la vallée de Musa et le port de Soller, à plus de 300 mètres au-dessus de la mer, ne se peut comparer qu’à ces jardins suspendus de l’Orient décrits par les anciens voyageurs. Un archiduc d’Autriche, possesseur de ce territoire unique, a établi là sa demeure de plaisance, dans un palais rustique pieusement bâti sur les ruines du couvent fondé pour l’enseignement des langues orientales à l’instigation de Ramon Lull, à la mémoire duquel l’altesse sérénissime a élevé deux monumens somptueux : une chapelle consacrée au culte catholique et un pavillon qui renferme la statue en marbre blanc du docteur illuminé, du bienheureux martyr qui songeait à fonder la paix perpétuelle parmi les hommes, plus de quatre siècles avant le bon abbé de Saint-Pierre. Ce prince généreux, qui poursuit la publication d’un grand ouvrage monumental consacré aux Baléares (il a paru quatre volumes formant cinq tomes in-folio), se prépare, dit-on, à donner la première édition complète des œuvres authentiques de Ramon Lull, lequel, comme on le sait par son propre témoignage, n’écrivit jamais en latin. Il ne savait que le catalan et l’arabe. Et c’est lui-même qui enseignait cette langue aux moines novices de l’observance de Saint-François d’Assise. La légende ajoute qu’un nègre d’Afrique, assis à côté du maître, l’avertissait après chaque leçon des fautes commises. Un peintre de Palma a consacré cette légende dans un tableau plein de mérite. Quel exemple pour les hommes qui enseignent !

Si Ramon Lull trouvait enfin un éditeur dans son pays natal, les érudits de Majorque auraient de l’occupation pour longtemps, une si vaste entreprise ne pouvant réussir que par le concours d’un certain nombre de lettrés ; car il s’agirait d’imprimer une vingtaine de volumes. On ne saurait inaugurer plus heureusement cette bibliothèque des auteurs catalans que nous promettent depuis tant d’années les littérateurs et académiciens de Barcelone, et sans laquelle il ne sera jamais possible d’écrire une bonne histoire de la langue et de la littérature catalanes. Quel service rendu aux lettres ! Et quelle bonne fortune pour les hommes d’études et de talent qui cherchent encore leur voie ! Au lieu de perdre leur temps à faire écho aux poètes des jeux floraux, au lieu de se disperser en articles et en brochures d’un intérêt purement local, comme ils seraient heureux de trouver un emploi à leurs forces en consacrant leur activité à une œuvre essentiellement utile et patriotique ! Le jour où l’archiduc voudra commencer ce monument durable, il trouvera des compatriotes de Ramon Lull prêts à le seconder dans une œuvre de réparation et de justice.

On travaille à Majorque, où les sciences, les beaux-arts et les belles-lettres furent toujours en honneur ; mais on travaille mollement, lentement, paresseusement, comme dans une province