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impitoyablement exclu de la société. La conversion, qui date de quatre siècles, n’y fait rien. Les blancs de l’Amérique du Nord ne sont pas plus tendres pour les hommes de couleur que les nobles et les bourgeois de Palma, les gros ventres (butifarres), pour ceux qu’ils appellent des mangeurs de lard (chuetas). Tant il est vrai que les mœurs ont plus de force que les lois. Les millions des convers n’ont pu désarmer les vieux chrétiens, et l’on cite encore le trait de ce jeune homme du peuple qui refusa d’épouser une jeune fille juive, malgré la promesse formelle de recevoir en dot son pesant d’or. On pourrait croire que la foi n’est pas toujours accompagnée de la charité. Encore si cette maladie était intermittente, comme la peur du choléra ! Cet exemple semble prouver que la tolérance ne peut s’enraciner qu’avec la liberté des cultes. Malheureusement l’Espagne, qui a produit un si grand nombre d’hérétiques, — l’histoire des hétérodoxes espagnols a fourni à un jeune auteur orthodoxe la matière de trois énormes volumes, — l’Espagne n’admet point la conscience libre. Trop heureux les juifs de Majorque de n’être plus parqués comme autrefois dans le vieux quartier de Sainte-Eulalie, où l’on tendait de grosses chaînes de fer après le couvre-feu !

Le dialecte de Majorque est plus sonore qu’harmonieux. Les voyelles claires dominent, savoir l’a, l’o et l’è ouverts. Il faut absolument ouvrir la bouche toute grande pour imiter la prononciation des indigènes. Il en résulte quelque chose d’emphatique et de vulgaire qui donne l’idée d’une langue de Béotiens. Seulement, comme ce n’est point l’esprit de la Béotie qui règne aux Baléares, ce patois est très propre à la parodie, à la farce, à la grosse satire, à un sermon, à un plaidoyer burlesques. En un mot, c’est le langage adéquat de la plaisanterie triviale, des contes gras. Aussi n’est-ce pas ce dialecte un peu plat qu’emploient les artistes en vers, les poètes raffinés qui reçoivent le mot d’ordre de Barcelone. Ils l’abandonnent aux improvisateurs illettrés qui cultivent la poésie vulgaire, sans art ni règle, interprètes naturels de la muse populaire. Ces pauvres rimeurs de carrefour ou de village ressemblent aux campagnards attardés qui ont conservé l’ancien costume, demi-chrétien, demi-mauresque : veste courte et ouverte, pantalon à la turque, longues guêtres, souliers à grandes boucles, chapeau à larges ailes comme ceux des paysans bas-bretons. Ce costume suranné est-il d’origine africaine ou celtique ? C’est là une question que les académies n’ont pas encore mise au concours ; et c’est vraiment dommage, car il y a bien des antiquités aux Baléares que les uns attribuent aux Celtes et les autres aux Phéniciens d’Asie ou d’Afrique. L’Orient a laissé son ineffaçable empreinte sur ce groupe d’îles, dont le nom même, malgré d’ingénieuses étymologies, devenues classiques, est d’origine sémitique, probablement