Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chef-d’œuvre ; soit ! On raconte que, récemment, le plus âgé des membres de l’institut, M. Chevreul, ayant fait la connaissance de M. Labiche, de l’Académie française, lui dit par courtoisie : « Ah ! monsieur, j’adore le théâtre ; ., malheureusement, je n’y suis plus allé depuis la mort de Talma. » Notre dévotion à Rotrou est aussi patiente et modeste que le goût de M. Chevreul pour le théâtre ; et si, d’aventure, il « adore » Venceslas, le vénérable chimiste n’a rien perdu, au moins sur ce chapitre, à ne plus fréquenter les salles de spectacle ; c’est justement depuis Talma, qui faisait Ladislas, Monvel faisant le vieux roi, c’est depuis Talma qu’on n’a risqué de ce chef-d’œuvre qu’une reprise notable : M. Maubant succédait à Monvel et M. Dupont-Vernon à Talma ; ce n’est qu’après dix-huit années qu’on renouvelle cet essai.

Cependant, à peine le rideau levé sur l’entretien de Venceslas et de Ladislas, nous sommes surpris et pris par le ton de ce style : par la propriété des mots, par la fermeté de la phrase, par la netteté du vers, par l’ampleur du discours. Nous nous regardons comme des promeneurs qui, au fond d’une tranchée où ils cherchaient quelques débris, aperçoivent un admirable groupe antique. Bientôt la force des caractères, aussi bien que celle du langage, se fait sentir. Quel est ce Venceslas ? Quel ce Ladislas ? Dans quelle Pologne vivent-ils ? Peu importe : dans une Pologne rêvée par le poète assurément, et que les historiens négligent ; mais ce n’est point cette province trop fréquentée de l’empire de la convention où trop de mannequins ont déclamé des tirades soufflées par un bel esprit ; c’est un pays idéal qu’habitent de véritables héros, c’est-à-dire des caractères d’hommes, et des caractères animés de passions. Voici bien un vieillard, un père et un roi : ayant beaucoup vécu et beaucoup régné, il connaît le cœur humain et le juge sans colère ni faiblesse ; il connaît l’art de gouverner et ses difficultés, — si bien qu’il les décrit deux cent vingt-trois ans avant M. Sardou, comme fera, dans le premier acte de Rabagas, le prince de Monaco ; — il est averti des désordres de son fils aîné, de ses violences privées, de ses impatiences presque séditieuses, de sa haine contre le ministre et même contre un frère ; il s’en afflige, il le réprimande, il le conseille avec vigueur et mansuétude. Cette majesté familière, cette émotion gravement contenue nous donnent l’illusion de la vie, d’une vie naturellement héroïque, et nous voilà touchés. M ai s combien plus impérieusement Ladislas nous emporte ! Il ne souffre pas, celui-là, que personne lui soit indifférent ; il n’est pas atteint, comme tant de jeunes princes de théâtre, d’une élégante chlorose ; un sang merveilleusement riche bouillonne en lui et le colore. Il a hâte d’être roi ; hâte aussi de posséder la femme qu’il aime, et qu’il ne permet pas qu’un autre convoite. Vainement il se fatigue à la chasse, à la guerre, où il s’est déjà fait un nom redoutable, et dans des débauches où le bruit public assure qu’il n’épargne pas plus que la vertu des femmes la vie des