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hommes. Il ne faut pas moins que l’exercice du pouvoir pour satisfaire son énergie, et la faveur du peuple, malgré le scandale de ses mœurs, parait l’y convier. Il est de ces princes héritiers qui sont, aussi bien que les enfans terribles, les enfans gâtés des nations ; plus méchant que mauvais, il plaît ou plutôt il ravit ; il a le charme des libertins et le prestige des victorieux. Qu’on lui permette un noble emploi de ses passions, qu’on les détourne vers de royales besognes, il ne restera qu’à l’applaudir. Comme il séduit les Polonais, il séduit le public : il est si vif et si neuf pour un prince de théâtre ! Survient « l’infant » Alexandre, plus jeune, plus pur, mais aussi impétueux ; il aime secrètement la même femme que Ladislas, il en est aimé. Ce matin, pour la défense du ministre qui couvre cet amour, il a mis l’épée à la main contre son frère ; volontiers il la tirerait encore. Et voici que, devant nous, Venceslas leur commande de s’embrasser ; le vieux dompteur rapproche les têtes de ces lions ennemis et les contraint de se baiser ; ils se baisent en grondant, et leur frisson se communique à la salle. Vive Rotrou ! Ses personnages sont des hommes en qui palpite encore le fauve, et non exténués jusqu’à n’être que des fantômes. Une odeur de tragique s’exhale de son œuvre : quoi de plus rare, hélas ! dans la tragédie ?

Le second acte et le troisième font des impressions moins fortes ; les caractères nouveaux qui s’y développent appartiennent à la compagnie ordinaire du tripot de Melpomène. L’infante Théodore est une émule de l’infante du Cid ; Cassandre, « duchesse de Cunisberg, » aimée des deux frères, est peut-être de la famille de Chimène, mais issue d’une pauvre branche, d’une branche greffée où la sève n’abonde pas. Fédéric, « duc de Curlande » et ministre de Venceslas, est de ces généraux exemplaires et parfaitement honnêtes gens que les coulisses ont produits à peu de frais pendant un siècle et demi. D’ailleurs, la vertu de Cassandre et l’amour de Ladislas, qui se livrent un combat pendant ces deux actes, ont le tort de parler le jargon romanesque à la mode de Paris pour l’an 1G ! |7 : trop d’ « yeux adorables » y font trop de « captifs » et trop de a misérables ; » trop de a glaçons » et trop de « flammes » arment une « inhumaine » contre un soupirant. Il faut reconnaître pourtant, sous ces ornemens de la galanterie, une vraie passion : la jalousie de Ladislas, quoique travestie au goût du jour, se démène furieusement ; il aime tout de bon et trouve, parmi ces fioritures qui sonnent faux, ‘ de justes paroles d’amour :


Que je la voie au moins, si je ne la possède !


De même, l’amitié d’Alexandre et de Fédéric, entre des tirades convenues, nous fait entendre une voix sincère :


L’ami qui souffre seul fait une injure à l’autre.