Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/542

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’empereur, n’osait de son chef proposer quoi que ce fût : « Ce n’est qu’en ayant le droit de traiter une matière à l’occasion de quelque mémoire présenté que les ministres de l’empereur osent lui faire quelque insinuation ; sans cela, tout ce qu’il n’imagine pas lui-même demeure sans être proposé. » Cette situation ne s’était pas modifiée. Les principaux conseillers du tsar, le comte Rostopchin, le comte Pahlen, le comte Panin, ne maintenaient leur crédit que grâce à des prodiges de prudence et d’habileté, peut-être aussi parce qu’ils puisaient leur patience dans la résolution de mettre un terme à un état de choses qui devenait intolérable. L’impératrice Maria Fedorovna, quoique tendrement aimée de son époux, était sans influence sur lui. Seule, l’amie de l’empereur, Mlle de Nélidof[1], avait le pouvoir de le louer ou de le blâmer et parvenait à lui faire agréer ses conseils. Les ministres étrangers eux-mêmes ne pouvaient guère parler qu’en répondant à ce qui leur était dit. Longtemps opprimé sous le règne de sa mère, Paul opprimait à son tour. Soit qu’il redoutât pour ses sujets les pernicieux exemples de la révolution française, soit qu’il fût convaincu qu’ils en voulaient à sa vie, il les tenait sous le joug d’une obéissance passive et déployait des rigueurs dont une police sans pitié se faisait l’instrument. Ni les petits, ni les grands, ni les humbles, ni les superbes n’étaient épargnés. La plus légère désobéissance aux ukases impériaux était considérée comme un crime. Tout sujet russe convaincu d’avoir porté un costume français, et, notamment, un chapeau rond et des bottes, se voyait déclaré « infâme et traître » et frappé des plus sévères châtimens. Un des fils du tsar, âgé de

  1. Demoiselle d’honneur de l’impératrice. Saint-Priest nie qu’elle ait été autre chose que l’amie du tsar. En dépit de jugemens superficiels qu’on est tenté de trouver calomnieux, divers faits paraissent confirmer cette opinion, notamment la vive et durable affection que Mlle de Nélidof inspira à l’impératrice, modèle, on le sait, de dévoûment et de vertu, et dont la piété eût répugné à couvrir ainsi l’adultère de son mari. Les billets qu’échangeait quotidiennement le tsar avec son amie donnent aussi une grande autorité aux défenseurs de Mlle de Nélidof. Publiés récemment dans le recueil des Archives russes, ils attestent le désintéressement de la favorite, son esprit, sa bonté, dont les émigrés eurent souvent à se louer. Elle refusa tous les présens que lui offrit l’empereur, et particulièrement deux mille paysans. Elle n’accepta de faveurs que pour son frère, page à la cour, et qui devint plus tard ministre de la guerre. On peut donc supposer qu’il n’y eut entre elle et son impérial adorateur qu’une sorte d’amitié mystique qui était bien dans la nature de Paul Ier. Elle n’était pas jolie, mais pleine d’amabilité et de grâce. Peu de temps avant la mort de l’empereur, impuissante à faire le bien, elle se retira au couvent de Simolnoï, où elle mourut en 1840, entourée de la vénération de la famille impériale.
    Ces renseignemens nous ont été communiqués par le baron de Buhler, directeur des Archives principales du ministère des affaires étrangères à Moscou, à qui nous devons, indépendamment des pièces recueillies par ses soins, des notes personnelles qui témoignent autant de son érudition que de sa parfaite obligeance.