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prières, des bassesses ont été faites, des sommes considérables leur ont été offertes pour rester encore quinze jours. La princesse leur a donné dimanche un grand festin et de nouveaux cadeaux. Elle les a très souvent à sa table et presque tous les jours dans son intérieur. Presque tous nos compatriotes y sont successivement invités avec ce trio comique. »

Le trio comique cependant nourrissait une haute ambition, celle d’être présenté au roi de France, en traversant Mitau, où il devait passer pour se rendre à Saint-Pétersbourg. La princesse et Mme d’Argence firent demander à l’agent du roi une lettre d’introduction auprès du comte d’Avaray. L’honnête Thauvenay refusa tout net, mal- gré la colère de l’amoureux d’Espinchal, qui s’était chargé de la commission. Il alla expliquer à la princesse les causes de son refus et supplia M. de Mourawief d’écrire en Russie pour faire connaître « ces histrions. » M. de Mourawief promit. Mais, soit qu’il se fût abstenu de tenir sa promesse, soit qu’il n’eût pas assez de crédit pour lutter contre le charme personnel de la Chevalier, elle trouva, dès son arrivée à Saint-Pétersbourg, les mêmes succès qu’à Hambourg, succès de beauté et succès de talent qui durent la consoler de n’avoir pu présenter ses hommages au roi de Mitau.

Ses débuts au Théâtre-Français, où elle chantait l’opéra et jouait la comédie, furent pour elle l’occasion d’un triomphe qui ébranla la position de la tragédienne Valville. Ils attirèrent sur la nouvelle venue l’attention de Koutaïsof, grand écuyer de la cour et favori du tsar; dès ce moment, elle régna en souveraine. Singulier personnage aussi, ce Koutaïsof. Sa vie était une suite d’aventures invraisemblables. D’origine tartare, ramassé à dix ans dans les rues de Bender, lors du sac de cette ville en 1770[1], épargné en raison de sa jeunesse par le soldat entre les mains duquel il était tombé, vendu au prince Repnin, qui l’avait offert à l’impératrice, donné par celle-ci à son fils l’archiduc Paul, il était devenu successivement valet de chambre et barbier du futur empereur, et enfin son ami. Élevé au trône, Paul Ier, pour reconnaître son dévoûment, le nomma grand écuyer et lui fit don des biens des Narishkine. Personne ne jouit au même degré que Koutaïsof de la faveur impériale[2].

  1. D’après une autre version, à laquelle son nom donne beaucoup de vraisemblance, il aurait été pris à l’assaut de Koutaïs, au Caucase.
  2. Le trait suivant donnera une idée de cette faveur. En décembre 1800, le jeune roi de Suède, Gustave-Adolphe IV, étant venu à Saint-Pétersbourg pour négocier au sujet de la ligue des neutres, le tsar lui demanda pour son favori le grand cordon de l’ordre royal des Séraphins. Le roi refusa, en alléguant que Koutaïsof n’était pas grand cordon de l’ordre impérial de Saint-André. Il était déjà en route pour retourner dans ses états quand le tsar eut connaissance de ce refus. Furieux, il rappela la suite qu’il lui avait donnée pour lui faire honneur jusqu’à la frontière et assurer son bien-être. Il rappela jusqu’aux cuisiniers, et le même jour il créa Koutaïsof comte et grand cordon de Saint-André. (Recueil de la Société historique de Russie) La faveur de Koutaïsof et celle de la Chevalier finirent en même temps que la vie de Paul Ier. On sait que l’empereur périt dans la nuit du 23 au 24 mars 1801 (style russe). Ce soir là, Koutaïsof soupait chez la Chevalier. On lui remit une lettre qui portait sur l’adresse ce mot : Ctissime. Il la posa sur la cheminée sans l’ouvrir. Comme la dame l’engageait à en prendre connaissance, il répondit : « J’en reçois tant de pareilles ! » Il ne l’ouvrit que le lendemain, en apprenant la mort de l’empereur, et y trouva la révélation du complot qui venait de réussir. Il prit la fuite et se réfugia à Kœnigsberg. Peu après, la comédienne, dont le mari était à Paris pour y engager des artistes français, fut arrêtée la nuit dans son lit et conduite à la frontière. Elle rejoignit son amant. Ici nous perdons ses traces. En 1809, la police de Napoléon ne savait ce qu’elle était devenue.