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tantôt absent et laborieusement cherché. Un courage à toute épreuve, cela va de soi, et de terribles aventures : duels, enlèvemens, longues attentes dans la nuit, courses à franc étrier ; le tout sans que le héros froisse une de ses dentelles ou dérange une boucle de sa chevelure. Enfin, la souveraineté de l’amour proclamée très haut ou tacitement admise, le dédain des lois sociales et des droits de la famille ; et, comme suprême inconséquence, beaucoup de chasteté, une vertu très solide des deux parts, car elle résiste aux traverses, aux dépits, à l’infidélité même.

Voilà, ce semble, un type ridicule à force d’invraisemblance. Gardons-nous, cependant, de le trop dédaigner : un caractère qui dure longtemps au théâtre et sert de moule à un grand nombre de personnages, a toujours sa raison d’être et sa part de vérité. Entre Hardy et Scarron, celui-là représenta jusqu’à un certain point l’état des mœurs et la manière d’entendre l’amour, et il n’était pas si usé que Regnard n’ait encore pu le reprendre, trente ans après la mort de Molière. En attendant, les mœurs avaient changé, et, avec elles, les formes extérieures de l’amour. Le mérite de Molière fut de le comprendre et d’adapter le caractère de l’amoureux à la galanterie nouvelle. Par un de ces accords familiers au génie et qui font les créateurs, il devina par l’observation les préférences de ses contemporains et offrit à leur sympathie un idéal conforme à l’état de leur âme. De là ces jeunes premiers, l’une des grandes nouveautés de son théâtre, de plus en plus précisés et accentués à mesure que le génie du poète se développe. Valère, dans l’École des maris, tient encore d’assez près à ses devanciers du temps de Louis XIII ; et, à ce titre, il tend la main, par-dessus un demi-siècle, à cet Éraste des Folies amoureuses, qui lui empruntera ses jeux de scène traditionnels, le souple et gracieux manège propre à duper également Sganarelle et Albert, qui croient tenir leur pupille, tandis qu’elle se laisse baiser la main par l’amoureux manœuvrant derrière le barbon. En revanche, Éraste des Fâcheux est bien un contemporain de Louis XIV, un hôte de Saint-Germain ou de Fontainebleau, par l’élégante sûreté de son langage, la politesse qui tempère ses impatiences, son attitude d’homme bien ne en face des sots, des fats et des pédans qui le persécutent. Les rôles de ce genre, où l’habitude sociale tient plus de place que le caractère, sont de ceux qui font le mieux juger la différence des temps et des manières. Que l’on imagine le même sujet transporté dans notre société contemporaine ; que l’on nous présente, par exemple, un homme du meilleur monde, en l’an 1885, épiant un rendez-vous avec une femme à la mode et assiégé par des « gêneurs : » on frémit à la pensée de ce qu’exigerait la vérité pour reproduire son langage