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ils exigent chez l’acteur une élégance naturelle qu’il lui suffit d’exagérer pour la rendre plaisante, mais qu’il ne saurait créer si la nature la lui a refusée. Pour La Grange, il n’avait qu’à se parodier lui-même. Aussi Molière lui confiera-t-il, dans le Misanthrope, le rôle du petit marquis Acaste, qui est, autant qu’Oronte, l’homme au sonnet, la gaîté de ce chef-d’œuvre d’une couleur chaude, mais un peu sombre, et qui renferme, au troisième acte, une tirade si plaisante et que Regnard imitera de si près dans son Joueur.

Les rôles que nous venons de parcourir, La Grange en retint le plus grand nombre jusqu’au bout de sa carrière. C’est dire qu’il conserva toujours cette sorte de jeunesse apparente, indispensable à un jeune premier, et que rien ne remplace au théâtre, pas même la vraie. S’il en abandonna quelques-uns pour en prendre de plus marqués, ce n’était nullement que ses moyens eussent baissé, mais, au contraire, parce qu’ils avaient gagné en étendue et lui permettaient d’aborder les personnages de haut comique créés à l’origine par Molière lui-même. Dans le relevé général de ses rôles, dressé après sa mort pour être distribué à nouveau, on voit qu’il avait conservé Lélie de l’Étourdi, Eraste du Dépit amoureux, Horace de l’École des femmes, don Juan, Adraste du Sicilien, Clitandre de George Demain et des Femmes savantes, etc. ; mais il jouait en même temps Alceste du Misanthrope, Tartufe, M. Jourdain, Argan du Malade imaginaire, et cela dans une troupe nombreuse où ne manquaient ni les jeunes gens ni les grands premiers rôles. On aura une idée complète de son talent lorsqu’on saura que, pendant longtemps, il tint aussi les premiers emplois tragiques et ne les abandonna tout à fait qu’entre 1673 et 1680, après que la jonction de l’ancienne troupe de Molière avec celles du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne lui eut permis de ne plus se prodiguer autant.


III.

La Comédie-Française mise à part, nos théâtres contemporains n’ont rien conservé de l’ancienne organisation administrative sur laquelle s’étaient modelées pendant près de deux siècles les anciennes troupes parisiennes. Chacun d’eux n’est plus qu’une exploitation gérée, à ses risques et périls, par un entrepreneur dramatique, engageant des comédiens qu’il paie et sur lesquels il exerce, au moins en principe, une autorité absolue. Au contraire, des origines de l’Hôtel de Bourgogne à la révolution, un groupe d’acteurs jouant sur la même scène formait véritablement une compagnie, c’est-à-dire une association de personnes s’administrant