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mais elle les contrôle toujours et les corrige souvent. Dans une seule pièce, Don Juan, La Grange trahit la pensée de l’auteur, et bien malgré lui. Les hardiesses de plusieurs scènes, celle du pauvre en particulier, effrayèrent la censure, qui exigea des suppressions, et, comme le tirage était déjà fait, on cartonna les exemplaires. Heureusement, il y en eut un qui évita cette mutilation; retenu par le lieutenant de police La Reynie, soigneusement conservé par lui, et arrivé par les ventes ou les héritages dans d’illustres bibliothèques, il a permis de rétablir les passages condamnés. Les gravures, enfin, dues à Brissart et Sauvé, complètent heureusement le travail de La Grange. Ce ne sont pas, il s’en faut, des œuvres d’art de premier ordre; d’un dessin lourd et sans finesse, d’une perspective souvent enfantine, gravées d’une pointe tantôt molle, tantôt forcée, elles auraient peu de valeur en elles-mêmes si elles ne donnaient sur les costumes, la position des personnages, leurs attitudes, la mise en scène, en un mot, des indications que l’on chercherait vainement ailleurs. Elles traduisent avec une exactitude évidente la façon dont on jouait Molière en 1682, et l’on était encore, à cette date, si rapproché de la création, que la tradition avait dû se conserver presque intacte. À ce point de vue, on n’étudiera jamais trop ces estampes.

L’édition publiée, que devinrent les manuscrits qui avaient servi à l’établir? On sait trop bien qu’ils sont entièrement perdus pour nous; à moins de découvertes tout à fait improbables, nous n’aurons jamais une seule page entièrement écrite par Molière : quelques signatures, peut-être une courte quittance, d’authenticité contestée, voilà tout ce qui reste de sa main. Pendant longtemps la veuve de La Grange fut rendue responsable de cette perte : les papiers de Molière, non réclamés par Armande, seraient restés en la possession de La Grange et, à sa mort, auraient été vendus et dispersés avec sa bibliothèque. Cette légende est inadmissible : d’abord parce que Bordelon, un bibliophile, présent à cette vente, où il acheta le Corneille annoté dont il est question plus haut, ne dit mot de ces papiers, dont la présence aurait certainement piqué au vif sa curiosité : l’homme qui, à cette date, achetait, par goût des autographes, quelques lignes de La Grange aurait-il résisté à la tentation d’acquérir un manuscrit de Molière? Il résulte, en outre, de la préface mise, en 1699, sept ans après la mort de La Grange, par Guérin d’Etriché le fils, en tête de Myrtil et Mêlicerte versifiés, qu’à cette date « les papiers de Molière, » restitués à Armande, se trouvaient encore en la possession de celle-ci. Il faut donc admettre que ces papiers ont eu le sort commun de tant d’autres ; nous n’avons presque rien de ceux de Corneille et de