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Le premier de ses amis qui, je ne sais par quel hasard, pénétra ce terrible secret, fut l’abbé Raynal. Les confidences qu’il ne put refuser alors au zèle d’un ami si profondément touché de sa passion et de son malheur, les lièrent plus intimement, et c’est à cette liaison qu’il dut l’offre que lui fit l’abbé de lui céder sa Correspondance littéraire avec quelques cours du nord et du midi de l’Allemagne, entreprise dont d’autres travaux ne lui permettaient plus de s’occuper avec assez de suite. »

L’abbé Raynal remplit également le rôle de confident et de consolateur dans la seconde aventure. Je veux parler de l’amour dont le jeune Allemand se prit pour Mlle Fel, la célèbre chanteuse de l’Opéra. Rousseau a tellement caricaturé la passion de son ami qu’on ne sait vraiment trop qu’en penser. Grimm, d’après l’auteur des Confessions, aurait joué les grands sentimens et fait semblant d’être malade et d’en vouloir mourir, à seule fin de se rendre intéressant. « Il passait les jours et les nuits dans une continuelle léthargie, les yeux bien ouverts, le pouls bien battant, mais sans parler, sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois entendre, mais ne répondant jamais même par signe, et du reste sans agitation, sans douleur, sans fièvre et restant là comme s’il eût été mort. L’abbé Raynal et moi nous partageâmes sa garde. » Et Rousseau continue en insinuant que le stratagème réussit et que Grimm, grâce à ses beaux sentimens, devint tout à coup un homme à la mode. Les Mémoires de Mme d’Epinay nous donnent naturellement une tout autre version, mais ils confirment et l’amour de Grimm pour l’actrice, et la violence de cet attachement. On y lit, en effet, un entretien dans lequel Diderot rappelle à son ami le mal que lui avait fait sa passion pour la Fel. « Quand je songe à l’état où je vous ai vu plus de deux mois, entre la vie et la mort, le délire et la raison! Quelle dureté, quelle hauteur de sa part! de la vôtre quelle ivresse, quel abandon! » Grimm, d’ailleurs, n’avait lui-même rien caché à Mme d’Épinay sur cet épisode de sa jeunesse. « J’avoue, lui avait-il dit, que j’ai eu pour elle la plus violente passion qu’il soit possible de ressentir pour une femme. Je me suis cru quelque temps écouté ; c’est vraisemblablement moins sa faute que celle de mon amour-propre. J’ai reconnu mon erreur, j’en ai pensé mourir de chagrin; mais elle a mis alors tant de dureté, de hauteur et de manque d’égards dans sa conduite avec moi, que j’en suis guéri pour la vie. Je puis tout pardonner, jusqu’à l’infidélité de mon ami, mais je ne pardonne pas le mépris. Je me mésestimerais et je croirais me manquer si je revoyais jamais quiconque m’en a manqué. »

Ainsi, de la part de Grimm, amour aveugle, exalté, puis réaction