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production juvénile, y vit « la promesse d’un grand poète. » Lorsque parurent successivement, de 1830 à 1833, les Ballades lyriques, les Poèmes et le Conte d’amour[1], le petit cénacle, un peu agrandi, se transforma en une société de propagande et d’admiration pour prôner son poète. Arthur Hallam publia, dans l’English-man’s Magazine, un article que Christopher North baptisa ironiquement « un Essai sur le génie de M. Tennyson. »

Ni les éloges d’Hallam, ni les moqueries de Christopher North ne donnèrent l’éveil au grand public, qui demeurait encore indifférent. L’originalité poétique n’apparaissait pas encore clairement dans ces premiers essais. On y retrouvait successivement un emprunt à toutes les écoles, un écho de toutes les doctrines, un reflet de tous les poètes, Shelley excepté. Si la Dame de Shalott et les Mangeurs de lotus rappelaient la manière vague et rêveuse de Coleridge, la Fille du meunier était l’idylle anglaise, suivant la formule nouvelle de Wordsworth, l’amour pur et durable, intimement lié aux beautés douces et tranquilles du paysage qui lui sert de cadre. Fatima, c’était l’Orient de Moore et de Southey, avec sa fièvre voluptueuse et ses féeriques éblouissemens. L’idéal grec palpitait dans Œnone, non plus tel que l’offraient les universités, imposant et sévère sous ses draperies rigides aux plis immuables, mais ranimé par le sens érudit et fin de Savage Landor, réchauffé par le panthéisme ardent et ingénu de Keats. La note de Byron, qui aurait dû dominer toutes les autres, ne se faisait guère entendre, à moins qu’on n’attribue à son influence les pièces qui terminaient le volume de 1832, et où s’épanchait un libéralisme fougueux autant qu’indéterminé.

Des figures féminines, moitié réelles, moitié imaginaires, voltigent autour du jeune homme. C’est Claribel, c’est Oriana, c’est Madeline, c’est Éléonore, chœur de sylphides, qui le rafraîchissent du vent de leurs ailes et de leurs robes blanches. Une d’elles l’effleure : il s’aperçoit que la sylphide est une jeune fille. Les yeux rivés à ses traits adorés, il marche comme dans un rêve ; une flamme circule lentement dans ses veines. Vient-elle à prononcer son nom, il ne respire plus, sa langue s’embarrasse, sa vie s’arrête, et il lui semble ; qu’il va mourir de bonheur. Qu’est-ce autre chose, sinon l’émoi d’un organisme vierge à l’approche de la femme ? Même extase sur le sein de la nature dans le Conte d’amour. Tennyson avait dix-neuf ans lorsqu’il écrivit ce petit poème. À cet âge, que sait-on des passions ? En revanche, la jeunesse des organes fait de toutes les sensations une jouissance, de tous les contacts une caresse. Sensualisme innocent pour lequel le murmure d’une source, la tiédeur d’une nuit d’été, la fraîcheur de l’eau, le bruissement des mille

  1. Littéralement le Récit de l’amant.