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monarque moscovite, elle était le résultat d’une initiative personnelle et désintéressée, chez le monarque prussien, elle était due aux incitations venues de Paris, où Talleyrand poursuivait avec persévérance la réalisation d’un projet qu’il jugeait propre « à déshonorer les Bourbons. »

Les critiques dont M. de Krudener accompagnait les ouvertures de M. d’Haugwiz en les transmettant à sa cour, le 23 février 1802, produisirent l’effet qu’il était fondé à en attendre. Une communication ultérieure de l’ambassadeur de Russie à Paris acheva de donner à Alexandre la mesure de la délicatesse du premier consul. Le 4 juillet, M. de Markof écrivait : « J’ai voulu pressentir M. de Talleyrand si le premier consul avait quelque propension à accorder en général des secours pécuniaires à cette infortunée famille. Il me répondit que le premier consul n’en était pas éloigné et qu’il n’attendait peut-être pour cela que le rassemblement de cette famille dans un endroit éloigné de France, et qu’il se proposait même de faire des démarches auprès du gouvernement anglais pour faire sortir des pays de sa domination ce qui y restait encore de la maison de Bourbon, savoir : le comte d’Artois, les trois fils du dernier duc d’Orléans et le prince de Condé. Faisant semblant d’exciter des doutes que la délicatesse de Louis XVIII et celle de son frère et de ses neveux leur permît d’accepter des secours de la France, il me dit de me tranquilliser là-dessus ; qu’on les avait déjà pressentis à cet égard par Rome et par Naples[1] et qu’ils ne se sont nullement montrés difficiles. — Mais, peut-être, lui ai-je dit, attacherez-vous à la prestation de ce secours quelques conditions humiliantes et préjudiciables pour eux, comme par exemple une renonciation formelle à leurs titres et à leurs droits. Il resta quelque temps à penser et puis me répliqua : — Les actes de renonciation ne sont point valides selon les lois de l’ancienne monarchie; mais ce qui les rendra tels, c’est l’avilissement des individus, qui sera complet de cette manière. — C’est donc à ces motifs que ces princes devront quelques secours passagers que le premier consul leur accordera et qu’il fera cesser au moment où il s’apercevra qu’il a suffisamment rempli son objet. » Après avoir pris connaissance de cette lettre, Alexandre fut édifié sur les mobiles auxquels, en cette circonstance, obéissait Bonaparte, et il renonça à ses desseins.

A Berlin, il en fut autrement. Avec une singulière persistance, on y poursuivait la réalisation du plan abandonné par l’empereur

  1. C’est en vain que nous avons cherché dans les archives d’Italie quelque document propre à justifier les propos de Talleyrand. Nous n’avons trouvé aucune trace de la négociation à laquelle il faisait allusion et qui, d’ailleurs, à supposer qu’elle eût eu lieu, ne pouvait aboutir, à en juger du moins par la réponse de Louis XVIII aux propositions de la Prusse, dont il va être question.