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humiliante, il y plia l’Indien soumis ou prisonnier ; les bœufs manquaient, il attela ce bétail humain et lui traça au galop de son cheval la longueur de son sillon. Il s’agissait bien en effet de culture et de conquête laborieuse de champs fertiles! On venait d’Espagne, où l’agriculture n’avait jamais été en grand honneur, et c’était pour recueillir des richesses accumulées par la nature et non pour en préparer de nouvelles, moins encore pour demander au sol tout ce qu’il peut donner au travailleur jaloux d’en répandre le surplus sur les pays voisins moins favorisés. Y avait-il un pays voisin? Y en avait-il de moins favorisé? Le colon de ces plaines a peine à se défendre contre la misère de la famine ; sur ces rives aujourd’hui riantes de la Plata et de ses immenses affluens, le Parana et l’Uruguay, la vie n’est, à l’origine, qu’un rude combat; il faudra cent vingt ans pour occuper autour de Buenos-Aires un rayon de 5 lieues; chaque pouce de terre, disputé les armes à la main, coûte de nombreuses vies d’hommes : autant en coûte chacune des villes que le colon espagnol échelonne le long des fleuves et qu’il trace à la mesure de ses rêves.

Tout éprouvée qu’elle est, la pauvre colonie de Buenos-Aires fut cependant protégée contre sa propre imprévoyance et garantie de la famine par une institution d’un de ses premiers gouverneurs, digne héritier du colon vigilant qui avait recueilli les grains de blé légendaires. En 1589, ce gouverneur, Juan Torres de Casareto, frappé de l’insouciance des colons, qui ne songeaient pas à conserver le grain nécessaire aux semailles de l’année suivante, conçut le plan d’une banque agricole aussi féconde dans ses résultats que simple dans son fonctionnement. Il établit un dépôt de blé où chacun au moment des semailles pouvait venir puiser, sous la seule condition de restituer à l’heure de la récolte la même quantité de blé augmentée d’un dixième. Cette banque de prêt, un peu usuraire, à l’agriculture, donna vite d’assez brillans résultats pour permettre à l’administration locale, qui en recueillait les bénéfices, de fonder un hôpital, le premier que l’on ait connu dans l’Amérique du sud. Elle mit, de plus, le colon à l’abri des privations et lui permit de conserver en culture les champs qui entouraient la ville.

Il n’y était guère encouragé par ailleurs. Les lois, très étudiées, que Charles-Quint et Philippe II avaient édictées pour lui, que Charles II réunit et promulgua en 1680, sous le titre de lois des Indes, embrassaient bien à son adresse tous les préceptes dont un père de famille prévoyant peut entourer l’inexpérience et les témérités de sa descendance, elles lui montraient la route à suivre, lui prodiguaient les encouragemens et les conseils pratiques, ne lui laissaient ignorer aucun des principes que la colonisation scientifique de notre siècle croit découvrir et qu’elle ne fait que rééditer