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ils réclament déjà de nouveaux terrains pour y essaimer : ils les trouveront entre les mains des particuliers : tous ont de la terre à vendre à des travailleurs qui, ayant dix ans pour se libérer avec le gouvernement, l’ont fait déjà en trois années.

Nous ne citons ces exemples que pour montrer avec quelle facilité des groupes venus de loin peuvent transplanter dans ces plaines pampéennes jusqu’au clocher de leur village et se serrer autour ; ils peuvent aussi emporter avec eux la greffe ou la semence préférée, il n’est pas un arbre ni une plante acclimatée en Europe qui ne trouve là le climat qu’elle demande. Les anciens propriétaires du sol attendent ces inconnus pour le leur céder. Leur impatience se manifeste sur le plan cadastral par une infinité de petits carrés, réunis sous un nom de baptême de fantaisie. Ce qui était hier le domaine inutile et inhabité de Pierre ou de Paul, devient, par cette opération, la colonie Etelvina ou Casimira, sans habitans, mais fière déjà de l’honneur d’élever au surnumérariat d’expression géographique le nom d’une femme aimée ou d’une respectable matrone. Quelquefois, l’ambitieux propriétaire va jusqu’à faire les frais d’un arpentage consciencieux ; il fait placer sur le champ vague, appelé à de lointaines destinées coloniales, de nombreux piquets indicateurs, limites imperceptibles de domaines rêvés : il trace ainsi des avenues où il croit voir déjà courir des charrettes aux formes les plus variées et se transporter de concessions futures en fermes désirées les batteuses de l’avenir. Cela suffit souvent pour donner à sa terre une valeur qu’elle n’avait pas, et ses intentions créent une plus-value que la spéculation est prête à exploiter ; mais, première victime de sa propre supercherie, il repousse les offres avec dédain et passe sa vie à attendre l’heure propice que ses héritiers verront.

Ailleurs, dans la province de Buenos-Aires par exemple, la plus importante à tous les points de vue, même au point de vue agricole, la culture s’est développée par nécessité, sans plan conçu, par l’effort individuel, autour des villages à mesure qu’ils se formaient, et généralement sur les terrains que l’état vendait pour les destiner à cet objet. Le littoral de la Plata, au nord de la ville, a été le premier occupé; c’est encore la région préférée. Son exposition à l’est, la brise qui y arrive, rafraîchie sur les eaux de la Plata, large en cet endroit de huit lieues, lui ont fait une réputation méritée ; la terre y a un prix élevé, et le blé y prospère mieux qu’ailleurs. Au-delà de cette langue de terre, le pasteur n’a pas cédé volontiers les terres que l’élevage occupe avec profit depuis trois siècles : il a fallu les lui disputer autour des stations de chemins de fer ; aussi n’est-ce qu’à quarante lieues dans l’intérieur, à l’extrémité