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ont pas visitées les acquièrent pour les transmettre à d’autres qui ne les connaissent pas; les cartes cadastrales, dressées au jugé par des arpenteurs mal rétribués pour cette énorme besogne, passent de main en main ; l’heureux acquéreur peut y contempler un carré tracé sur papier blanc, où son imagination voit se développer de fertiles vallons et des collines élevées, où, près d’un ruisseau qu’il entend murmurer, il se bâtit en rêve un château à la mode d’Espagne : le lendemain, son caprice ayant changé, il revend son carré avec profit pour en racheter d’autres, qu’il contemple de nouveau avec la même satisfaction. A courir ainsi de main en main, la terre augmente de prix sans changer de valeur, les ambitieux sans argent et les moutons de Panurge grossissent en route le bataillon des spéculateurs, le crédit est facile et quiconque peut en espérer un peu en réclame sa grosse part, engageant sans trembler sa signature pour posséder le titre de propriété d’un de ces petits carrés si charmans à contempler sur la carte et qu’il perdra bientôt l’espoir de fouler du pied, — c’est si loin ! — et peut-être même d’arriver à payer, — c’est si pénible !

A côté de ces acheteurs, soutenus par l’espoir d’une plus-value persistante, qui ne sont ni pasteurs ni cultivateurs, viennent prendre rang des sociétés formées en Angleterre et en Belgique. Ce n’est pas là un fait nouveau. Les landlords anglais ont tenté déjà au Canada, en Australie et aux États-Unis ces placemens sages. Éclairés par ce précepte, proclamé par Stuart-Mill, confirmé par l’expérience de ce siècle, qu’il n’y a pas de meilleur placement de capitaux que l’acquisition de terres dans les pays nouveaux, effrayés par la diminution des revenus des domaines en Europe, ils font à travers l’océan une de ces opérations d’arbitrage que les financiers réalisent journellement sur les valeurs mobilières. Pourquoi la France n’en est-elle pas encore à se préoccuper de l’avancement vertigineux des fortunes exotiques, réalisé depuis vingt ans, qui modifient si profondément les conditions de la vie dans le vieux monde, en déterminent le renchérissement, en même temps qu’elles placent dans des conditions d’infériorité la terre, divisée à l’infini et condamnée à la culture routinière, ruinée par la culture extensive?

Le désarroi est aujourd’hui dans les vieilles sociétés de travailleurs, où l’on sent comme une vague conviction, qui se généralise, que les conditions de l’effort humain sont bouleversées au profit de la solidarité productrice du monde entier. Il entre dans l’alimentation d’un Français, d’un Anglais ou d’un Allemand, à quelque condition qu’il appartienne, des élémens similaires de provenances tellement diverses qu’il essaierait vainement d’en découvrir l’origine ; tous les pays concourent à l’envi à s’emparer de tous les marchés