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fait bâtir ici une charmante résidence avec une pelouse unie comme un tapis, où l’on joue au lawn-tennis, à l’ombre de beaux arbres. On se croirait aux environs de Londres. Grande discussion avec le ministre d’Allemagne, le comte de Bray, sur le point de savoir qui profitera le plus du futur chemin de fer Belgrade, — Nisch, — Vrania, — Salonique, ou l’Angleterre ou l’Autriche. La concurrence sera vive, car les Autrichiens sont favorisés par leur tarif différentiel. En tout cas, l’Angleterre ne peut pas y perdre. Si on relie, par un tronçon facile à faire le long de la côte, Salonique à 1er ligne grecque récemment inaugurée de Larissa-Volo, ce dernier port, situé au fond du plus admirable golfe, deviendra le point d’embarquement le plus rapproché vers les échelles du Levant et l’Egypte, à moins qu’on ne pousse jusqu’à Athènes !

— Quelles sont les visées d’avenir de la Serbie ? Elles sont vastes, illimitées, comme les rêves de la jeunesse. Les patriotes exaltés voient renaître dans un avenir éloigné l’empire de Douchan, ce qui est une pure chimère. D’autres espèrent, ici comme à Agram, qu’un jour un état serbe-croate réunira toutes les populations parlant la même langue : les Croates, les Serbes, les Slovènes, les Dalmates et les Monténégrins; mais, pour cela, il faut ou qu’elles se soumettent à l’Autriche, ou qu’elles contribuent à la démembrer. Quoique ce projet ait pour lui la force très grande du principe des nationalités, il n’est pas encore à la veille de se réaliser. Les patriotes pratiques visent un but plus prochain et qu’ils seront peut-être à la veille d’atteindre au moment où paraîtront ces lignes : l’annexion de la vieille Serbie, cette pointe nord de la Macédoine, au sud de Vrania, qui comprend le théâtre de la grandeur et de la chute de l’antique royaume serbe : Ipeck, la résidence des anciens patriarches serbes ; Skopia, où Douchan plaça sur sa tête la couronne impériale de toute la Romanie; Déchani, le tombeau de la dynastie des Némanides, et Kossovo, le champ de bataille épique où triompha définitivement le croissant. Si l’armée serbe, qui se masse en ce moment sur la frontière sud, pénètre dans la vieille Serbie, le voyageur qui connaît le mieux cette partie de la péninsule, M. Arthur Evans, assure qu’elle y sera reçue avec joie par les rayas et sans résistance sérieuse de la part des soldats turcs, très peu nombreux dans cette région. Si l’Europe veut éviter à l’avenir de nouvelles complications, il faut qu’elle tienne compte des vœux des populations, fondés sur les convenances ethniques, économiques, géographiques et sur les souvenirs de l’histoire.


EMILE DE LAVELEYE.