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horrible monument. Mahmoud-Pacha y a construit, en 1860, une jolie fontaine en marbre blanc avec inscriptions du Koran. L’eau y a fait pousser un groupe de saules magnifiques et gracieux. La gelée et les passans emportent peu à peu des débris de la tour sinistre. Si on ne la préserve pas, elle disparaîtra. Naguère les rayas le désiraient. Maintenant qu’ils sont affranchis, ne vaudrait-il pas mieux conserver un monument qui leur inspire l’horreur de la domination étrangère ? En tout cas, il faudrait ériger là une dalle qui rappelle l’exploit de Singgelitch.

Si j’essaie de résumer l’impression que me laissent mon séjour en Serbie et l’étude des documens qui m’ont été fournis, j’arrive à cette conclusion, que la nation serbe est une des plus heureuses de notre continent, et qu’elle possède tous les élémens d’un brillant avenir. Kilo réunit les conditions de la vraie civilisation, de celle qui apporte à tous moralité, liberté, lumières et bien-être. Ici ont survécu des autonomies locales et des libertés communales intimement rattachées au passé, tandis que, dans notre Occident, nous devons les reconstituer et leur donner une vie nouvelle. La production de la richesse est encore limitée ; mais toutes les familles vivent sur une terre qui leur appartient. Un certain bien-être est le lot de chacun, et l’on ne rencontre pas ce poignant contraste, trop fréquent chez nous, entre l’extrême opulence et l’extrême dénûment. L’instruction n’est pas assez répandue, et comme l’a bien compris le gouvernement, c’est à la développer qu’il faut consacrer tous les efforts. Mais la poésie et l’histoire sont apportées au foyer domestique par les chansons populaires. La nation se gouverne elle-même par ses représentais, qu’élisent tous ceux qui paient l’impôt. La démocratie, qu’ailleurs on s’efforce de fonder, parfois au prix de sanglantes révolutions, existe ici comme une institution antique et une coutume héréditaire. En outre, les meilleures lois, les règlemens les plus parfaits sont empruntés à l’Occident pour favoriser le progrès. Ainsi que je l’ai dit, ce que je redoute, c’est que, pour imiter l’éclat extérieur de nos capitales, qui nous coûte si cher de toutes façons et qui crée de si sérieux dangers, on ne rompe trop brusquement avec le passé, au risque de sacrifier la liberté.

La centralisation, l’action énergique de l’autorité imprime certainement à la marche en avant d’une nation une allure plus rapide, plus régulière, plus uniforme. Mais elles affaiblissent l’initiative individuelle et diminuent l’énergie native du peuple, en le jetant de force dans une voie qui n’est pas la sienne. C’est ce qu’a fait la main de fer de Pierre le Grand, et je ne crois pas que les Russes aient eu lieu de s’en féliciter. La situation de notre Occident n’est