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devait être son œuvre, s’il lui mit été permis de la compléter, il nous l’apprend dans la Confession et dans les quatre Lettres sur les âmes mortes : l’encyclopédie de la Russie contemporaine, la somme de la pensée de l’auteur sur toutes les questions de son temps. — Nicolas Vassiliévitch faisait à honneur à Pouchkine de la paternité du sujet :


Pouchkine m’engageait depuis longtemps à entreprendre une grande composition. Un jour il me représenta ma faiblesse de complexion, mes infirmités qui pouvaient amener une mort prématurée ; il me cita l’exemple de Cervantes, auteur de quelques nouvelles de premier ordre, mais qui n’aurait jamais occupé le rang qu’on lui accorde parmi les grands écrivains s’il n’eût pas entrepris son Don Quichotte. Pour conclure, il me donna un sujet de son invention, d’où il comptait tirer un poème et qu’il n’eût jamais donné, ajouta-t-il, à un autre qu’à moi. C’était le sujet des Ames mortes. L’idée première du Reviseur m’était aussi venue de lui. »


Malgré la précision de ce témoignage, également honorable pour les deux amis, je demeure persuadé que le véritable père des Ames mortes est ce même Cervantes, dont Gogol vient d’écrire le nom. A sa sortie de Russie, le voyageur se dirigea d’abord sur l’Espagne : il étudia de très près la littérature de ce pays, et surtout le Don Quichotte, qui avait été de tout temps le livre de ses préférences. L’humoriste espagnol lui fournit un thème merveilleusement accommodé à son projet : les aventures d’un héros, poussé par sa manie dans toutes les régions et dans tous les milieux, prétexte pour montrer au spectateur, dans une suite de tableaux, la lanterne magique de l’humanité. Tout donne un air de parenté aux deux œuvres : l’esprit sardonique et méditatif, la tristesse voilée sous le rire, l’impossibilité même de leur trouver un nom dans les genres bien définis. Gogol protestait contre l’appellation de roman appliquée à son livre ; il l’a intitulé : poème, il l’a divisé en chants et non en chapitres. Ces termes ambitieux sont ici détournés de leur vrai sens, soit ; dites quel nom vous donnez au Don Quichotte, vous aurez trouvé celui qui convient aux Ames mortes.

Le « poème » devait avoir trois parties. La première parut en 1842 ; la seconde, inachevée et rudimentaire, brûlée par l’auteur dans un accès de désespoir, fût imprimée après sa mort sur une copie échappée à l’autodafé[1]. Quant à la troisième, le poète la

  1. Il est regrettable que, dans la traduction française, rien n’indique cette division si nécessaire pour l’intelligence des Ames mortes. Je crois devoir avertir le lecteur que la première partie, la seule que l’auteur ait jugée digne d’être publiée, finit avec le chant XI, à la page 47 du tome II. M. Charrière a complété la seconde avec un épilogue imaginé par un professeur de Kief. Les éditions russes écartent toutes ce pastiche ; en revanche, elles donnent les deux rédactions successives de Gogol et de nombreuses variantes, où l’on peut surprendra le travail acharné de l’écrivain.