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modeste, à moins que le critique ne fît allusion à Swift, ce qui serait honorable et juste. Je voudrais rapprocher l’écrivain russe de ses maîtres naturels et le rencontrer à mi-hauteur entre Cervantes et Le Sage. Mats il est encore trop tôt. Goûterions-nous le Don Quichotte, si les choses d’Espagne n’étaient pas entrées depuis trois siècles dans notre littérature ? Dès l’enfance, nous nous apprêtons à rire quand on nous parle d’un alguazil ou d’un alcade. Gogol nous entretient d’un monde trop nouveau. Je préviens avec loyauté le lecteur français qu’il sera rebuté par ces livres. L’abord en est pénible ; des mœurs ignorées, une armée de personnages sans lien commun, des noms d’autant plus étranges qu’ils comportent des intentions comiques. Qu’on ne s’attende pas à trouver là ses séductions qui ont recommandé Tolstoï et Dostoïevsky. Ceux-ci nous montrent des résultats et non des origines ; ils nous touchent surtout parce qu’ils sont humains, au moins pour ce moment de l’histoire européenne ; les maladies dont ils souffrent ont débordé hors de leur pays, l’état d’âme qu’ils étudient tend à se généraliser en Occident ; sur certains points ils nous côtoient, et sur d’autres ils nous devancent. Gogol est plus loin, plus attardé, quand on ne le regarde pas avec la loupe de l’historien ; par le fond et par l’accessoire, il est exclusivement russe. Pour le faire aimer des lettrés, il faudrait d’excellentes traductions ; c’est malheureusement le contraire qu’on nous offre.

Laissons-le donc en Russie. Là, tous les plus grands entre les nouveau-venus saluent en lui le père et le maître. Ils lui doivent leur langue ; plus subtile et plus harmonieuse chez Tourguénef, elle a plus de jet, de variété et d’énergie chez le prosateur qui l’a façonnée le premier. Quant aux idées, j’ai assez dît ce qu’il en fallait rapporter à Gogol. Il a surgi au moment où sa patrie, incertaine de ce qu’elle allait être, s’ignorait elle-même et enfantait obscurément ; ce médecin brutal l’a délivrée, il lui a montré ce qu’elle devait aimer en flétrissant ce qu’elle devait haïr. L’écrivain réaliste, au meilleur sens de ce terme, a fourni l’outil convenable à la pensée et à l’art de notre temps ; il en a vu l’emploi futur d’un regard très clair ; il a même aperçu l’aboutissement dernier, au moins en Russie, de cette enquête exacte sur les phénomènes et sur l’homme, inaugurée par lui. Si l’on en doute, qu’on retienne cette phrase, l’une des dernières tombées de sa plume, dans la Confession d’un auteur : « J’ai poursuivi la vie dans sa réalité, non dans les rêves de l’imagination, et je suis arrivé ainsi à Celui qui est la source de la vie. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUÉ.