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toujours vert, vous rétractez-vous quelquefois ? Eh bien ! en voici une belle occasion. Dites, s’il vous plaît, à toutes vos augustes pratiques que c’est très mal à propos que vous avez attribué l’incognito à la traduction des Nuits d’Young, par M. Le Tourneur. Dites, sur ma parole, que cette traduction, pleine d’harmonie et de la plus grande richesse d’expression, une des plus difficiles à faire en toute langue, est une des mieux faites dans la nôtre… Vous n’ignorez pas que la gloire qu’un auteur tire de son travail est la portion de son honoraire qu’il prise le plus, et voilà que vous en dépouillez M. Le Tourneur ! Et c’est vous qu’on appelle le juste par excellence ! C’est vous qui commettez de pareilles iniquités ! Ah ! monsieur Grimm, monsieur Grimm ! votre conscience s’est chargée d’un pesant fardeau ! Si vous rentriez en vous-même ce soir, lorsque vous serez de retour de la Comédie italienne, où vous vous êtes laissé entraîner par Mme de Forbach, lorsque les sons de Grétry ne retentiront plus dans vos oreilles, lorsque, tout étant en silence autour de vous, vous serez en état d’entendre la voix de votre conscience dans toute sa force, vous sentirez que vous faites un métier diablement scabreux pour une âme timorée. »

Grimm reconnut la justesse du reproche, il inséra la lettre de Diderot dans sa Correspondance, et déclara même qu’il allait la faire graver sur une table d’airain et la suspendre dans sa boutique pour lui rappeler sans cesse les misères de son métier. Il est certain que si le secret de sa Correspondance lui facilitait l’impartialité, l’absence de responsabilité se faisait aussi sentir dans la précipitation de bien des jugemens. Et il en fut de ce défaut comme de quelques autres que j’ai déjà marqués : il s’accrut à mesure que Grimm se lassait de son travail. Sa conscience s’émousse ; il lui arrive de ne plus lire les livres dont il parle et de suppléer à la critique raisonnée par une plaisanterie sur le titre de l’ouvrage ou sur le nom de l’auteur. Aussi est-il le premier à parler avec dédain d’un métier qui consiste à tout juger à tort et à travers ; il n’est, à ses propres yeux, qu’un maître bavard en philosophie et en littérature, un pharmacopole littéraire, un épicier-droguiste ! S’il faut distinguer, dans la Correspondance, la part de Grimm de celle de Meister, il ne faut pas moins distinguer, dans celle de Grimm, l’œuvre des premières et celle des dernières années. Il ne s’étonne que d’une chose, lorsque le critique pose enfin la plume, c’est qu’il ait continué si longtemps à la tenir lorsqu’il avait cessé de trouver aucun intérêt à son travail.

Nous avons vu l’aversion que Grimm professait pour la musique française et la conviction où il était que notre langue n’était pas