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c’est-à-dire les idées des autres, n’enlève à l’homme supérieur « l’originalité, et, pour ainsi dire, la virginité. » Plus un peuple est policé, selon lui, moins il est poétique et pittoresque. Grimm ne se lasse pas de vanter Homère et les tragiques grecs ; il reproche à Voltaire de ne pas les sentir. Mais qui les lit ? Qui, en France, est en état de les comprendre ? « Nous sommes ici un petit troupeau de vrais croyans, reconnaissant Homère, Eschyle et Sophocle pour la loi et les prophètes, nous enivrant des dons du génie partout où il se trouve, sans acception de langue ni de nation. » Et, en effet, le voilà qui salue, dès sa première apparition, cet Ossian qui va exercer une si singulière séduction sur la fin du siècle et sur le commencement du suivant : « Cela est beau, dit-il, comme Homère ! » C’était pour le coup aller un peu loin, mais Grimm avait été séduit par l’attrait de la sauvagerie.

En regard des qualités qui font de Grimm l’un des maîtres de la critique littéraire, il n’y a guère à noter que les défauts qui sont le revers de ses mérites. La solidité, par exemple, n’entraîne-t-elle pas le plus souvent un peu de pesanteur ? Notre chroniqueur n’a pas proprement d’esprit (l’esprit français, du moins) : peu de vivacité et d’agrément ; la plaisanterie volontiers massive, rajoute que les jugemens de Grimm ne sont pas tous sans appel. L’humeur, la prévention, y ont quelquefois part. Il est des passages où il s’est décidément, inexplicablement fourvoyé, l’éloge extraordinaire, par exemple, qu’il fait de la Conquête de Naples d’un certain Gudin de La Brunellerie, une épopée badine qu’il est tenté de comparer à l’Arioste. Et que dire d’Auquetil-Duperron, ce noble pionnier de la science, traité de voyageur indigne de confiance et d’écrivain frivole ? De pareilles appréciations font tache dans la Correspondance et nuiraient singulièrement à l’autorité de l’auteur s’il fallait y voir autre chose que la légèreté de l’homme distrait ou pressé.

Là même où le jugement de Grimm ne manque pas d’équité, l’expression risque de manquer de justesse, ou du moins de finesse. Je n’aime pas l’entendre dire que le livre des Maximes est faux quant à la forme et pernicieux quant à l’esprit : c’est de la critique de convention. Je ne voudrais rien rabattre de son enthousiasme pour Montaigne ni pour Molière, mais ce n’est pas rencontrer le mot propre que d’en faire des sublimes. J’en dis autant de Voltaire vanté pour son coloris ! Montaigne, Molière et La Fontaine, dont Grimm ne voudrait pas retrancher une ligne, sont, du reste, les seuls de nos classiques qu’il admire sans réserve. Les beautés de Corneille, à ses yeux, sont « cachées et éparses dans un fumier immense. » Racine a beau être appelé immortel et divin, notre Teuton m’a tout l’air de ne le louer que du bout des lèvres : « C’est un beau défaut, écrit-il, d’être toujours élégant,