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toutes les infamies. « Le grand Tien ou patriarche de Ferney continue toujours à avoir un peu d’humeur contre son siècle ; deux sujets de crainte l’ont indisposé contre nous : il craint que les portes du Système de la nature ne prévalent contre le roc sur lequel il a fondé l’église de Ferney, et il craint que la tragédie en prose de Sedaine, si elle est jouée, ne fasse tort aux tragédies en vers. » Voltaire a été d’une mauvaise foi insigne dans ses attaques contre le théâtre anglais, et Grimm le lui prouvera. Il s’est rendu coupable de personnalités odieuses contre Mousseau. Il a justifié un arrêt inique du parlement, ménageant ce corps afin d’en être ménagé, portant la bassesse jusqu’à s’en faire le panégyriste, se montrant ainsi « atteint et convaincu d’une singulière lâcheté, d’une pusillanimité impardonnable. » — « Allez, monsieur de Voltaire, s’écrie l’auteur de la Correspondance, quoique nous soyons bien dégradés, c’est insulter à notre misère que de dire que de pareils arrêts sont consacrés par le public. »

On me pardonnera l’espèce de collection que j’ai présentée des sentimens de Grimm sur les hommes et les choses. La tâche s’imposait. Il était temps de faire sortir la figure de l’écrivain du demi-jour dans lequel on l’avait entrevue jusqu’ici, de savoir enfin et au juste ce qu’on devait penser de ce correspondant des cours de l’Europe. Seulement il n’en est pas de lui comme des auteurs qui ont fait des ouvrages suivis ; il faut, pour saisir sa physionomie, en rassembler les traits l’un après l’autre à travers les volumes de la Correspondance. Et il me semble, en effet, qu’au bout de l’analyse qu’on vient de lire, notre Franco-Allemand se montre assez bien avec son savoir, sa solidité et sa gaucherie ; avec la sûreté et aussi les caprices de son goût ; une tenue d’opinions passablement conservée au milieu de la succession inévitable des impressions ; de l’impartialité et quelques injustices, de la liberté et quelques préjugés, une étendue d’intelligence qui n’exclut pas des côtés d’étroitesse ; enfin, et comme note philosophique dominante, la résistance aux penchans dogmatiques du siècle, peu ou point d’illusions sur l’humanité dans un temps qui s’en faisait beaucoup. Et tel est l’homme, tel est l’écrivain : plus de solidité que de pureté ; à défaut de finesse le poids, à défaut de grâce ou d’éloquence quelque chose qui va au but. Que si l’on demandait ce qu’a été Grimm, en définitive, et ce qui fait que la Correspondance n’est pas une vieille gazette, mais une œuvre, et même une œuvre derrière laquelle on sent un homme, nous répondrions sans hésiter que c’est la fermeté de l’esprit, la sincérité du jugement, l’incorruptibilité de la raison, et, comme il arrive d’ordinaire à la droiture intellectuelle, un certain honnête bonheur d’expression.


EDMOND SCHERER.