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La fugue est ainsi le'premier type complet de la composition musicale. En y apportant pour la première fois l’enchaînement des idées, la cohésion des parties, l’harmonie de l’ensemble elle l’a élevée au rang dus beaux-arts. C’est donc à bon droit que les conservatoires lui dressent des autels. Mais d’y emprisonner décidément la musique, c’était une illusion qui dura peu. Un thème susceptible de plusieurs modes de renversement, une mélodie qui doit trouver son accompagnement en elle-même, ne jaillissent pas de source ; il y faut l’effort d’une méditation laborieuse. Renfermer une idée naturellement belle dans une forme étroite et précise c’est le propre du poète et de l’artiste ; mais concevoir en vue de certaines conditions de forme est œuvre de géomètre. Les combinaisons artificielles de la fugue excluent toute spontanéité, l’inspiration étouffe sous ses lois mathématiques. Ce n’est plus la rigueur salutaire qui donne à l’expression son plein relief, c’est le lit de Procuste, d’où la pensée sort mutilée et grimaçante. Les Italiens, qui devinèrent ces choses de bonne heure, reléguèrent la fugue à l’église, où elle n’avait que faire. Les organistes de l’Allemagne, Schütz, Scheidt Gaspard de Kerl, Kuhnau, Pachelbel, Froberger, cantonnés dans leurs formules sacramentelles, continuèrent à piétiner sur place les uns rudes et gauches, les autres frottés de culture italienne tous secs, étriqués, anguleux, sans imagination, sans personnalité. C’est alors que Haendel et Bach entrent en scène, Haendel, génie cosmopolite, ne garde de la polyphonie que la forte charpente harmonique ; sa composition procède par grandes ligues et par masses préoccupée avant tout de la perspective. Bach, génie de terroir, reste fidèle à la tradition nationale. S’il étudie les madrés étrangers ce n’est pas pour suivre leurs traces, mais pour prendre à chacun ce qui sait pouvoir s’approprier, à Couperin sa grâce, aux Vénitiens leur sentiment exquis de la couleur et de la forme. Il reste Allemand par la profondeur naïve de l’expression, par la mélancolie religieuse, par l’entrelacement compliqué des motifs, par la recherche du détail ornemental. A son tour, il s’empare de la fugue, l’assouplit, la développe en tous sens, y porte la lumière, le mouvement, la vie, pour en faire l’instrument docile de sa vaste pensée. Ce choix d’une forme particulièrement stricte et rebelle n’implique pourtant mille abdication de son indépendance ; c’est une pure coquetterie d’artiste qui se plaît à accumuler les difficultés pour se donner le plaisir de les vaincre en se jouant. Aussi en prend-il à son aise avec les prétendues règles du genre. Il faut voir quels ornemens capricieux sa fantaisie brode sur la trame serrée du contrepoint, avec quelle liberté il amène des épisodes inattendus, de quel air souverain il suspend brusquement le mouvement complexe des groupes pour laisser déborder son cœur dans de larges harmonies.