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Les bigarrures du style, l’harmonie trouble, la tonalité équivoque, la modulation louche, tout cela est bien à Wagner et à lui seul. Mais cette habileté technique à laquelle il faut rendre justice, et qui reste son titre le plus sérieux à l’admiration des musiciens, le meilleur de son bagage, il la doit à Sébastien Bach. La dangereuse utopie de l’incarnation du personnage dans un motif. Wagner l’a prise de Berlioz ; mais l’art de transformer à l’infini ce motif, d’en varier les attitudes, d’en préparer le retour avec une dextérité que Berlioz a toujours ignorée, où Wagner l’aurait-il appris, sinon dans l’Art de la fugue ? L’œuvre du cantor de Leipzig n’est donc pas restée stérile, et le parti qu’en tire l’école allemande depuis cent cinquante ans montre de quelle ressource elle peut être encore pour la génération nouvelle. S’il ne s’agissait que de lui emprunter des procédés ou des formules, ce serait affaire aux conservatoires de prôner les compositions de Bach. Mais la doctrine qui s’y cache est si forte qu’elle peut nous servir de guide au milieu du désarroi de l’esthétique contemporaine. Quand on voudra reprendre à l’Opéra la tradition toute française de la vérité dans le drame musical, compromise par l’esprit de système, le sensualisme effréné, les prétentions philosophiques, le charlatanisme de l’école de Bayreuth, c’est encore au vieil homme d’église qu’il faudra demander conseil. Conformer la musique au sens des paroles, c’est fort bien, mais à la condition qu’on s’attachera non pas au mot, mais à l’idée ; — proscrire, au nom des vraisemblances scéniques, l’air à compartimens de l’ancien opéra italien, avec sa mélodie tirée au cordeau comme une plate-bande de Versailles, rien de mieux, pourvu cependant qu’à cette symétrie artificielle et tout extérieure on substitue des lignes, des horizons, une perspective ; — imprimer à la tragédie musicale l’allure rapide du drame, à merveille, moyennant qu’on y fasse une part à l’élément lyrique, dont la musique ne peut absolument se passer. Voilà ce que répondrait le maître de la Passion à qui saurait l’interroger. Le jour où, par la pratique plus intime de son œuvre, ces convictions auront pénétré plus avant, le goût français n’aura rien à redouter des entreprises du wagnérisme.


RENE DE RECY.