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qu’on a mené, le printemps ; dernier, au Panthéon. En effet, M. Kæpfen, administrateur provisoire, a légué au nouveau titulaire l’honneur avantageux de reprendre Jean Baudry. Accueillie avec estime par les uns, avec colère par les autres, avec curiosité par tous en 1863, ressuscitée ; dans sa gloire en 1880, l’œuvre est écoutée, cette fois, sans surprise ni prévention, en toute équité d’esprit, avec une déférence qui nu va que par sursauts jusqu’à l’admiration. Grandiose par la conception, héroïque par les sentimens, romantique par le style, ce drame est bourgeois par les personnages. Ce contraste de la forme, sinon de l’idée première ni des passions, avec la qualité des acteurs, nous déconcerte, et, à la longue, nous fatigue.

La donnée, on s’en souvient, est du genre sublime : M. Vacquerie, qui, à la suite de Victor Hugo, a pris l’habitude de franchir les abîmes d’un coup d’aile et compare volontiers, pour montrer leur différence, Prométhée à Chrysale, me pardonnera si je définis Jean Baudry un Perrichon tragique. Ce diocésain de l’évêque Myriel a surpris naguère un gamin de douze ans, un petit sauvage des rues, qui lui volait son portefeuille ; il l’a recueilli, nourri, apprivoisé, instruit : il s’est fait « le père de son âme. » Aujourd’hui, Jean Baudrv, âgé de quarante-six ans, aime une jeune fille accomplie, Andrée Bruel. Enhardi par la ruine du père, qui ne peut accepter d’être sauvé que par son gendre, il demande la main d’Andrée, il l’obtient. Mais Andrée aime secrètement Olivier, le pupille de Baudry, qui a vingt-deux ans, Olivier, esprit chagrin, cœur tumultueux, aime Andrée avec une sourde rage ; la nuit qui doit précéder ses noces, il veut pénétrer dans sa chambre, il est arrêté par Baudrv sur le seuil. L’offensé considère ce qu’il a déjà fait pour l’offenseur et ce qu’il peut encore faire ; il regarde l’intérêt de l’humanité qui veut que cette âme, en progrès vers le bien, ne recule pas, mais avance ; il pèse le privilège de la jeunesse : il se sacrifie, Olivier veut s’exiler ; il le suit pour le ramener bientôt : « Laisse faire le temps, dit-il presque à Andrée,.. ma vertu et ton droit. »

Le bienfait oblige le bienfaiteur : telle est la substance morale de la pièce ; elle est pure, elle est belle ; nous ne demandons qu’à en applaudir la manifestation. Nous admettrons d’ailleurs qu’elle se manifeste par des hommes en redingote, nos contemporains et que l’auteur leur attribue pour cela tous les sentimens qu’il faut. Si la générosité de Baudry nous semble rare, nous réprimerons cependant la velléité de soupçonner qu’elle n’existe pas : en ce temps connue anciennement, l’homme est un personnage tragi-comique, et capable également de montrer l’un ou l’autre masque ; pourquoi pas Juan Haudry aussi bien que Perrichon ? Nous nous garderons surtout d’accueillir le héros par l’ironie ; naguère il a pu s’écrier : « L’enfant vole ; tant mieux ! C’est bon signe… Il pourra devenir honnête. » Nous ne lui dirons pas, avec un sourire, qu’il doit aujourd’hui s’estimer heureux :