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inquiète ; il donne à leurs moindres propos un aspect raide et martelé qui fait peur. Par ses soins, un bonhomme d’armateur, une jeune fille de la classe moyenne, un petit rentier hargneux, aussi bien qu’un négociant philosophe et qu’un médecin, s’expriment volontiers en hommes de lettres, et en hommes de lettres d’une certaine école, j’allais dire d’une certaine coterie. Peu s’en faut que cet apprêt de langage, nous étonnant chez des bourgeois, nous rende les sentimens suspects ; il est pénible par lui-même : de là un double malaise, qui nous empêche de jouir, autant du moins que nous le voudrions, du talent de l’auteur, Jean Baudry est une œuvre de mérite, où l’on sent de louables efforts, mais, justement, trop d’efforts : elle ne restera, j’imagine, qu’à titre de document sur la seconde génération des romantiques.

L’interprétation est la même qu’il y a cinq ans, sauf que M. de Féraudy succède à M. Thiron dans le rôle de Gagneux : à chaque épreuve, ce jeune homme tient plus fermement la promesse d’être un excellent comédien. Mlle Bartet demeure l’Andrée idéale : un ange laïque. M. Barré représente à merveille Bruel ; Mlle Jouassain, Mme Gervais ; M. Truffier, le domestique. J’ai gardé pour la fin MM. Got et Worms, Baudry et Olivier ; on connaît L’autorité pathétique du premier, la chaleur intime du second ; peut-être ils pourraient, sauver, en certains points, par quelque détente, excuser par quelques nuances plus humaines, ce que leurs personnages ont d’extraordinaire.

Mais quoi ! est-on attristé par Jean Baudry ? qu’on aille à la Renaissance : on y trouvera un vaudeville tout plein d’inventions joyeuses, un Duel, s’il vous plaît ! de MM. Fabrice Carré et Maurice Desvallières. On y verra comment un nouveau Me André, qui avait toujours désiré être témoin d’un duel, surprit son ami intime, un autre Clavaroche, mais un Clavaroche pacifique et même poltron, qui sortait de chez sa Jacqueline à quatre heures du matin ; comment il s’écria : « Toi ici ! .. Je devine : tu as un duel ; » si bien que l’autre dut se procurer un duel dans les vingt-quatre heures ; comment, après avoir vainement cherché l’affaire dont il avait besoin, le séducteur en rencontra plusieurs quand il n’en souhaitait plus aucune ; comment le mari fut son témoin et comment il eut l’honneur, en cette qualité, de recevoir une balle dans le mollet.. ; — le tout exposé avec une verve sémillante, avec une abondance d’humeur folle. Et cela dans ce petit théâtre, puisque le directeur d’aucune scène mieux classée n’a su attirer cette pièce.


Louis GANDERAX.