Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/49

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prendre les choses par leurs mauvais côtés, il lui semblait doux d’échapper un moment à la vie réelle ; plus que personne il devait tenir à cette vie d’imagination où nous pouvons au moins corriger les misères de l’autre et qui nous aide à les supporter. La lecture de Théocrite lui révéla un genre de littérature où la réalité est relevée par une pointe d’idéal : c’était celle qui convenait à ses goûts ; il n’en a plus connu d’autre.

Le voilà donc jeté dans l’imitation du poète grec : du même coup, sa muse est forcée de se dépayser un peu ; il faut qu’elle s’éloigne des lieux qu’elle avait d’abord fréquentés. Tityre et Ménalque ne peuvent pas être, comme Simulus, des habitans des bords du Pô : jamais bergers de cette espèce n’ont mené leurs troupeaux dans les plaines de la Cisalpine. Pour qu’on puisse admettre leur existence, il est nécessaire de supposer qu’ils viennent de plus loin. Théocrite les place dans la Sicile : c’est un pays admirable pour y loger des fantaisies qui participent à la fois de la réalité et de l’idéal ; Virgile n’avait rien de mieux à faire que de les y laisser. La Sicile est donc devenue pour lui la patrie de l’églogue par excellence ; c’est à peine si l’Arcadie lui dispute quelquefois ce privilège. Quand il veut se représenter des bergers qui jouent de la syrinx et composent des chansons rustiques, il songe à la Sicile. Elle obsède son imagination ; elle revient partout dans ses vers, La muse qu’il invoque au moment d’entamer des chants nouveaux est une muse sicilienne :


Sicelides Musæ, paulo majora canamus.


La poésie champêtre lui rappelle le souvenir de Syracuse, et il commence sa dernière églogue en saluant la charmante fontaine d’Ortygie dont les poètes content tant de légendes :


Extremum hunc, Arethusa, mihi concede laborem.


Si Corydon veut éblouir son ami par le tableau de son opulence, il lui fait le compte de ses brebis qui paissent dans les pâturages de la Sicile :


Mille meæ siculis erra ru in montibus agnæ.


Quoiqu’on soupçonne qu’il est un Cisalpin et n’a guère quitté les environs de Mantoue, il nous dit, comme Polyphonie, qu’il a vu son image dans les Ilots de la mer tranquille et qu’il ne s’est pas trouvé trop laid :


Nec sum adeo informis ; nuper me in littore vidi
Quum placidum ventis staret mare.