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être agacée. « Nous ne ressemblons pas mal, dit-elle, à l’âne de la fable qui mourait de faim entre plusieurs bottes de foin, parce qu’il ne pouvait se déterminer laquelle il entamerait. » Elle prend le parti de faire venir la landgrave et ses trois filles ; elle envoie une frégate à Lubeck pour les amener, et assigne 80,000 florins de Hollande pour les dépenses du voyage. Le général Rehbinder doit aller à la rencontre des princesses et leur servir de chevalier d’honneur. Les instructions qu’il a reçues à cet effet sont accompagnées « d’articles secrétissimes, » qui ne sont pas les moins intéressans. Il devra observer de très près les voyageuses, tâcher de découvrir leurs goûts et de déterminer leurs caractères, si elles ont le cœur bon, de la gaîté, de la tenue. Catherine veut tout savoir, jusqu’à leurs craintes ou leur courage pendant la traversée, car, dit-elle, « c’est dans de semblables occasions que se trahissent souvent les dispositions cachées. » Rehbinder devra, en outre, insinuer aux princesses la conduite qu’on attend d’elles : Catherine demande, pour elle-même, de la franchise et de la confiance, envers son fils et son pays une attitude de respect, envers tout le monde une conduite égale, sans préférence ou partialité. C’est par le soin de se concilier tous les cœurs, fait-elle observer, qu’elle s’est élevée au degré de puissance dont l’Europe est témoin.

La landgrave arriva à Tsarskœ-Sélo avec ses filles le 15 juin 1773. On se plut tout de suite, et quant au choix du tsarowitz entre les trois sœurs, il ne fut pas longtemps douteux. « Monsieur mon fils, écrit Catherine à Mme de Bielke, dès la première entrevue se prit d’affection pour la princesse Wilhelmine ; je lui laissai trois jours de temps pour voir s’il ne vacillerait pas, et comme réellement cette princesse en tout point surpasse ses sœurs, le quatrième je m’adressai à la landgrave, qui, de même que la princesse, ne firent pas beaucoup de façons pour y consentir. La princesse apprend la langue et est déterminée à prendre la religion. Nous attendons présentement le consentement du landgrave. Madame son épouse est bonne à connaître, elle a le cœur et l’esprit élevés ; c’est en tout point une femme estimable et de beaucoup de mérite ; sa conversation m’amuse, et il parait que ni elle, ni ses filles, ne s’ennuient avec nous. L’aînée est fort douce ; la cadette parait avoir beaucoup d’esprit ; la seconde a tout ce qui nous convient : sa physionomie est charmante, ses traits réguliers, elle est caressante, a de l’esprit ; j’en suis très contente et mon fils en est très épris. » Deux mois après, Wilhelmine fit sa profession de foi orthodoxe et échangea son nom contre celui de Natalie Alexevna. Le mariage fut célébré au commencement d’octobre. La tsarine ne pouvait assez se féliciter d’avoir mené à terme cette grosse affaire. « Le voilà donc en ménage, dit-elle de son fils ; il prétend vivre bourgeoisement, il ne