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connaissance si imparfaite du pays où les dieux lui ordonnent d’aller, il se soit souvent trompé de route. Heureusement ils ont soin de le remettre dans la bonne voie, toutes les fois qu’il s’en écarte. C’est ainsi qu’après beaucoup d’erreurs un coup de vent envoyé par la Providence le jette dans l’Adriatique, en face de l’Italie, puis le pousse jusque dans le golfe de Leucate, c’est-à-dire à l’endroit même où fut livrée la bataille d’Actium. On pourrait être tenté de croire que c’est Virgile qui a imaginé cet incident, qui lui permettait de rapprocher la fortune d’Énée et celle d’Auguste. Il n’en est rien, et la légende était beaucoup plus ancienne qu’Auguste et que Virgile, puisque Varron l’avait rapportée ; mais on comprend que le poète en ait tiré un grand profit. Il est heureux de conduire le héros troyen sur les rivages où son grand descendant remportera la victoire qui doit le rendre maître du monde, de nous le montrer s’y arrêtant avec complaisance, entrevoyant d’une manière confuse et par une sorte de divination les grandes destinées auxquelles ces lieux sont réservés et déjà célébrant, avec sa petite troupe, des jeux qui semblent annoncer et préparer ceux qu’établira le grand empereur après la défaite d’Antoine.

D’Actium, Énée se rend en Epire, où il retrouve Andromaque avec Hélénus, son nouveau mari, Hélénus est un devin fort habile, et comme Énée ne manque jamais une occasion de connaître la volonté des dieux, il a grand soin de le consulter. C’est par lui qu’il apprend d’une manière un peu claire la route qu’il doit tenir. Les destins ordonnent qu’il porte ses dieux en Italie, mais la partie de l’Italie où il doit s’établir n’est pas celle qu’on aperçoit en face de l’Épire. Il faut qu’il longe les côtes de la Calabre, « que ses rames battent les flots de la mer de Sicile, » qu’il visite la Campanie et qu’il voie de près le rocher de Circé avant d’arriver à cette plage tranquille où il doit fixer sa demeure. Cette fois, Énée est très clairement renseigné, et, « lorsqu’il étend au souffle des vents les ailes de ses voiles, » il sait où il va et le chemin qui doit le mener au terme de son entreprise. — C’est dans ce voyage que nous allons le suivre.

Mais, dira-t-on peut-être, convient-il de prendre ainsi au sérieux des fictions poétiques ? Devons-nous accompagner pas à pas un héros de légende, essayer de retrouver les lieux par lesquels il n’a jamais passé, et prendre la peine de dresser un plan régulier de ses courses imaginaires, comme s’il s’agissait de voyages véritables ? — Pourquoi pas ? Les poètes antiques aiment à mettre la raison dans la fantaisie et à donner à la fable les couleurs de la vérité. Le bon sens, quand on les lit, n’a qu’une concession à faire : il faut qu’il accepte le personnage fictif qu’on lui présente et les données merveilleuses du récit qu’on va lui raconter ; cela fait, nous rentrons dans la réalité et nous n’en sortons plus guère. Ce héros