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que nous donnerait l’anéantissement du passe. Dans Manfred, plus que partout ailleurs, Byron est l’apôtre d’un nihilisme désespéré. La mode alors était aux anathèmes contre la vie, ou dégoût de soi-même, et, du pessimisme tragique qui possédait les âmes, Byron fut peut-être la plus illustre victime. Ce jeune et beau seigneur, riche de fortune et de génie, se plaignit de tout et toujours. De là vient qu’à notre admiration pour lui se joint parfois quelque impartience. On s’irrite à la longue de cette rancune toujours amère et jamais expliquée. A de pareilles souffrances se mêle une personnalité qui les rend moins touchantes. Manfred ne parle que de lui, ne pleure que sur lui : hors de lui, nul ne souffre. Avec l’ostentation de la douleur, il en a l’amour ou plutôt l’amour-propre. Au moins, si cette douleur nous disait ses raisons. Si Manfred avouait quel chagrin ou quel remords le ronge. Si nous savions, quand il porte sa coupe à ses lèvres, de quel sang il la voit remplie. Si nous savions qui fut cette Astarté, mystérieux fantôme qu’il évêque et qui lui promet la mort ; cette Astarté, le seul être vivant qu’il ait jamais aimé, la compagne de ses veilles et de ses rêveries, et Astarté « qui fut sa.., » et dont une éternelle réticence nous dérobe le secret. Cette recherche du mystère finit par affaiblir l’intérêt et lasser la pitié. A côté d’une poésie grandiose, il y a dans Manfred un peu de déclamation, et (qu’on nous passe le mot) de pose. Sublimes parfois, ces lamentations sont parfois prétentieuses. De telles œuvres ont, avec leur beauté, leur péril. Elles nous exaltent, mais nous affaiblissent. Elles nous attendrissent sur des maux chimériques, et, nous faisant une vertu, presque une gloire, de douleurs imaginaires, nous laissent sans courage devant les véritables épreuves et les devoirs certains. Le chasseur qui rencontrait Manfred au penchant des abîmes s’effrayait de son égarement et lui disait très bien : « C’est un étal, convulsif et mm la vie et la santé. »

Schumann a fait de Manfred une œuvre courte et puissante. Derrière la superbe emphase de Byron, il n’a vu que la pensée amère, sympathique à sa propre pensée, et sans trop l’analyser, il l’a suivie. Le sentiment mal défini de révolte et de douleur, qui fait le fond de Manfred, convient admirablement à la musique, tenue à moins de précision que les autres arts, même la poésie. Presque toujours on musique l’idée générale, la vague donnée d’un sentiment suffit. Une représentation exacte de Manfred en affaiblirait peut-être l’effet, tandis que l’audition seule donne une impression de passion et de force irrésistible ; sous l’empire de la musique, notre imagination peut s’égarer et s’émouvoir sans que la raison, plus indulgente aux musiciens qu’aux poètes, nous demande compte de notre émotion. Admirable vertu de la musique, quand, par